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notices bibliographiques

mener à des « processus réels », à du travail accompli. Dans le cerveau comme dans le reste de la nature, le principe de la conservation de l’énergie ne souffre pas d’exception. Parmi les philosophes de notre temps, les kantiens, les herbartiens, les disciples ou les continuateurs de Hume, tiennent les substances pour superflues. Avenarius et Vaihinger ont aussi brisé plus d’une lance contre ces fantômes. M. Wernicke estime à son tour qu’il faut les exorciser, ou plutôt les nier résolument ; il n’y croit pas, elles ne sont pas seulement inutiles, elles compliquent à plaisir les problèmes philosophiques. Ces substances simples, spontanément actives, atomes, centres de forces, etc., qu’on suppose derrière ou sous les phénomènes, il les remplace à son gré par l’uniformité des lois de la nature, et, au lieu de considérer l’être comme fixe et immuable à la façon des Eléates, il le conçoit in fieri, comme un disciple d’Héraclite. Il croit se rapprocher ainsi du point de vue critique de la science moderne. Puisqu’il ne s’agit que d’un pur problème de mécanique, il suffit de noter le travail accompli, de calculer le produit de l’accélération et de la masse.

De là quelques conséquences fort bien déduites, mais perdues dans un vague océan de formules. Ainsi, on devait s’attendre, avec M. Wernicke, à quelque nouvelle démonstration scientifique du libre arbitre, exercice familier aux mathématiciens et qui paraît tant plaire à leur génie. Félicitons l’auteur d’avoir évité ce travers, Il n’y a point de place dans son système, dit-il, pour la liberté, laquelle suppose une activité spontanée. Il écrit comme Spinoza : la liberté de la volonté est une illusion. « La liberté n’est pour nous que le signe d’une classe de phénomènes déterminés par des lois, si bien qu’une action qui parait libre implique toujours l’existence d’une lacune de la connaissance. » (p. 21.)

L’auteur adopte pleinement le « principe du relativisme », qui a été si fécond pour la physiologie des organes des sens, et qui est bien, depuis Hobbes, le trait caractéristique de la philosophie critique. Dès qu’on s’habitue à considérer l’ensemble des choses réelles, dit-il fort bien, comme quelque chose de primitif, la question de la cause de ces choses perd toute raison d’être. L’idée de cause, conçue au sens de cause première, devrait être éliminée de la philosophie ; aux idées de cause et d’effet, on doit substituer celles de « conditionnant » et de « conditionné ». Mais l’auteur a beau ne pas vouloir admettre, comme chose contradictoire et inutile, le domaine de la chose en soi : celle-ci demeure pour lui un « concept limitatif ». L’absolu est en quelque sorte comme un pôle isolé, écrit-il, qui n’a aucun rapport scientifique avec notre monde, l’empire du relatif ; tout essai pour relier l’un à l’autre est vain. Ce qui ne l’empêche pas de disserter à perte de vue sur l’absolu, sur l’Un-Tout, « unité formelle de tous les phénomènes », sur « l’idée pan-monistique de Dieu », idée qui concilie merveilleusement, à l’entière satisfaction de M. Wernicke, et le théisme, qu’on ne saurait supporter, et le déisme, qui n’est qu’une fiction inoffensive, mais inutile.