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M. Fouillée accorde que l’individu est une société. Il apporte même pour soutenir cette thèse d’ingénieux et de profonds arguments. « Dans le cerveau, dit-il, dans le cerveau, appareil multiplicateur et condensateur, toutes les cellules cérébrales doivent en même temps : 1o sentir, 2o sentir qu’elles sentent ; de plus, elles doivent se transmettre l’une à l’autre cette conscience plus ou moins vague, puisqu’elles se transmettent l’une à l’autre le plaisir ou la douleur avec le mouvement. Le résultat de cette action simultanée des milliards des cellules cérébrales se fond en une conscience totale infiniment plus intense que toutes les consciences composantes, mais au fond de même nature et de même forme. Le cerveau est un stéréoscope où viennent coïncider non seulement deux images, mais des millions d’images similaires qui forment, par leur superposition, un seul et même personnage, moi. De même que le stéréoscope produit l’apparence de trois dimensions où il n’y en a que deux, de même le mécanisme cérébral produit l’apparence de la multiplicité dans les objets et de l’unité dans le sujet. Voilà ce que nous croyons bien difficile de ne pas concéder au naturalisme[1]. » Sur ce point, la pensée de M. Fouillée est en progrès marqué sur la pensée qu’il exprimait il y a peu d’années dans son beau livre sur l’Idée moderne du droit. Alors il professait une sorte de substantialisme. Au lieu de regarder le moi comme un point de vue, comme le produit d’un mirage interne, il le faisait résider dans un arrière-fond « insondable », mystérieux, inaccessible à l’observation et refractaire à l’analyse scientifique. « La science, écrivait-il, n’a pas encore percé l’homme à jour et démonté rouage par rouage la machine humaine ; elle ne peut donc encore traiter l’homme comme une chose absolument transparente et intimement connue. Pourquoi ne craignons-nous pas de briser un automate ? C’est que nous en connaissons tous les ressorts, et nous savons qu’il ne contient rien de plus. Telle n’est pas la personne humaine… Il y a au fond de l’homme un mystère, quel que soit le nom qu’on lui donne, qu’on l’appelle avec Hamilton et M. Spencer l’Inconnaissable, avec M. de Hartmann l’Inconscient, avec Schelling et Schopenhauer la Volonté absolue. Il y a dans la conscience de l’homme une perspective sans fond, une échappée sur l’infini : l’idée de l’absolu, l’idée de la liberté. C’est ce qui confère à la notion de droit son caractère métaphysique. » Aujourd’hui, la perspective sans fond n’est plus qu’un jeu d’optique. Restauré par un zoologiste sous le nom de moi psychologique, le vrai, que M. Perrier oppose à l’autre, le moi

  1. Science sociale contemporaine, p. 221 ; Idée moderne du droit, p. 251.