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A. ESPINAS. — études sociologiques en france

une abstraction, n’avons-nous pas le droit d’être quelque peu surpris ? M. Marion a beau soutenir ailleurs[1] que les différences entre les deux organismes sont non des différences de degré, mais des différences de nature et d’essence, que dans un cas les éléments sont inséparables, dénués de spontanéité vraie, que dans l’autre les sont distincts, conscients et libres, que d’une part c’est le tout qui est réel, tandis que d’autre part ce sont les parties, M. Marion a beau insister sur le caractère de libre adhésion présenté par les agrégats sociaux qu’il appelle des organismes contractuels ; il n’en reste pas moins difficile d’échapper à tant de frappantes analogies une fois reconnues. La pente est d’autant plus irrésistible pour les lecteurs de ce dernier qu’ils savent que, selon lui, il n’y a pas à distinguer entre le moi physiologique et le moi psychologique, que celui-il est à son sens l’aspect interne de celui-là et que par suite, là où il reconnaît une organisation supérieure, il doit admettre un consensus vital des plus énergiques, par conséquent une conscience. Mettons cet argument dans tout son jour.

Ceux pour qui l’esprit humain est dans son fond une activité pure, suprasensible, ne doivent pas être tentés de comparer la société à l’individu sous le rapport de la conscience ; autrement ils devraient attribuer à la nation un génie métaphysique de même sorte, et on pourrait leur demander à quel moment, lorsqu’une colonie pénitentiaire se transforme en une ville normale le Dieu social descend au milieu des nouveaux citoyens. Mais M. Fouillée n’est pas de ceux là. Quand donc il demande : « Peut-on croire que des siècles accumulés aient la vertu de faire apparaître un sujet collectif là où il n’y avait auparavant que des sujets particuliers et distincts ? » nous lui répondons : Un sujet est pour vous un « mirage », un effet d’optique intérieure ; c’est un point de vue résultant d’une disposition spéciale des cellules cérébrales, qui les rend capables de représentation réfléchie ; vous ne trouvez pas surprenant que dans un embryon, jusqu’alors réduit comme conscience à des sensations dispersées, dès que cette structure voulue s’ébauche, un sujet commence à paraître, et que cette lumière interne, faible d’abord, s’avive à mesure que l’unité vitale s’affirme plus nettement ; vous admettez sans doute que la même apparition doit se faire avec la même lenteur dans la série des organisations à partir des Polypes hydraires partout où se dessinent des formes individuelles ou du moins des fonctions centralisées ; pourquoi niez-vous que ce même sujet, c’est-à-dire cette même illusion de l’unité des images, puisse apparaître de même

  1. Revue philosophique, mai 1871, p. 509.