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progressivement dans une réunion d’hommes qui peu à peu s’accoutument à penser à l’unisson, à vouloir de concert, à se considérer comme un tout, en même temps que leur organisation sociale se perfectionne au degré requis ? Des voyageurs rassemblés dans un train de chemin de fer ne donnent pas lieu, dites-vous, à la formation d’un sujet collectif. Soit. Pas plus que deux hydres accolées pendant un instant ne fusionnent leurs tissus. Mais ne remarquez-vous pas que pendant les longs voyages un lien moral, éphémère je le veux, et superficiel, mais proportionnel au temps écoulé et au genre d’activité dépensée en commun, commence à s’établir entre les habitants d’un même compartiment ? Renversez les parois des compartiments ; mettez les voyageurs, comme ils le sont dans un bateau qui navigue au long cours, en communication constante, faites que le voyage dure indéfiniment, qu’on naisse, qu’on meure, qu’on s’aime dans ce convoi, qu’on ait besoin d’y mettre en commun ses désirs et ses craintes, ses efforts contre le péril, ses volontés pour le gouvernement, est-ce que les hommes ainsi unis ne finiront pas par dire d’eux-mêmes nous avec le sens où le diraient nos éléments histologiques s’ils pouvaient parler ? Que sera-ce quand pendant des générations la même communauté de sentiments et de pensées aura uni des hommes nés dans ce convoi et ne songeant même plus qu’on en puisse sortir ? On obtient ainsi l’image approchante de ce qu’est une conscience sociale donnée, en marche à travers les temps vers un but inconnu qui s’éloigne toujours[1]. Cette conscience n’est que le résultat de la concentration organique à laquelle le groupe est capable de s’élever ; ces deux phénomènes croissent parallèlement, et la personnalité, dépouillée de son caractère mystérieux, résiste aisément, comme toute chose naturelle, soumise à la loi de l’évolution, à l’antique argument du chauve, si redoutable pour les partisans de l’âme transcendante, soit sociale, soit individuelle.

Il semble donc possible qu’un sujet conscient, au sens où nous l’entendons, une personnalité psychique, naisse dans une société comme dans un individu et fasse de celle-ci un individu nouveau. Mais il est nécessaire pour cela que plusieurs consciences d’hommes entrent les unes dans les autres. C’est ce qu’on nous accorde le moins facilement. M. Janet s’étonne qu’ « un philosophe qui sait mieux que personne que le caractère propre de la conscience est l’impénétrabilité et l’incommunicabilité (si ce n’est par des signes externes) prenne le mot de conscience au sens métaphorique que lui donne le vulgaire ». Et M. Fouillée, tout en croyant « qu’on

  1. La comparaison est de M. Fouillée, p. 27.