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A. ESPINAS. — études sociologiques en france

C’est ainsi que, privée successivement des entités sur lesquelles elle se fondait, cause, substance, volonté, force, peu à peu volatilisées au feu de l’analyse, la métaphysique trancendante risque de périr d’inanition.

Enfin, bien que l’accession volontaire soit en effet le caractère général de toute société, et qu’il y ait même des sociétés, comme la république des États-Unis, presque entièrement composées d’émigrants, il est nécessaire de rappeler que, dans l’histoire, les sociétés humaines ont très longtemps été formées, suivant une loi que nous avons cru établir, d’individus appartenant au même groupe ethnique et n’ayant ni l’idée ni le pouvoir d’accéder à un autre groupe. Pendant de longs siècles, la possibilité de sortir de son groupe et d’entrer dans un autre a été refusée aux membres de chaque clan ou tribu. La féodalité, quoi qu’on en pense d’ordinaire, a reconnu, il est vrai, aux serfs le droit de changer de seigneur, à condition de quitter nus le domaine sur lequel ils étaient nés ; c’est ainsi que les villes neuves se peuplaient. Mais ce mode de formation était exceptionnel, et encore n’était-il réalisable qu’avec des éléments ethniques similaires sous la direction d’une autorité antérieurement constituée. Même les États-Unis n’ont pu naître à l’origine que grâce à l’émigration simultanée d’un certain nombre de citoyens appartenant à un même groupe antérieur, qui ont jeté certaines habitudes sociales et politiques communes dans les fondements de la nouvelle cité : La colonie (et, je le répète, on devrait réserver ce mot pour l’usage spécial qui lui a donné naissance) est une partie détachée d’un tout organique préexistant, et elle s’organise à son tour nécessairement d’après le même type que la société maternelle, sauf à le modifier peu à peu sous l’action de nouvelles conditions mésologiques. En général, on ne peut présenter comme expressément volontaire et contractuelle l’adhésion de la plus grande partie des citoyens à un groupe, même dans les sociétés modernes, à fortiori dans les sociétés primitives que grâce à une extension sans limites des mots de volonté et de contrat. Pour la plupart, l’émigration est de toute impossibilité ; ils n’en ont même pas l’idée ; or comment peut-on appeler volontaire un acte qu’on n’a ni le pouvoir ni même l’idée de ne pas accomplir ? Tant qu’on emploie les mots dans leur sens propre, le vouloir suppose le choix, et le choix la conception des deux termes d’une alternative comme possibles. Qui ne dit mot consent, qui consent veut, dira-t-on ; mais si l’adhésion de l’immense majorité des membres d’une société est dite volontaire au même titre que l’adhésion des cellules à leur organisme natal et de la molécule au cristal, il est tout aussi vrai de nommer l’une et l’autre involontaires. Involontaires