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l’état économique et intellectuel des populations, sur la criminalité,’sur la folie. Dès maintenant, on conçoit une politique qui, au lieu de faire appel en toute circonstance au sentiment moral, aux prétendus principes, c’est-à-dire en définitive à la passion tantôt généreuse, tantôt vile, invoquera les faits authentiquement mesurés. Le moment est proche où tous les esprits éclairés et capables de travail viril sauront recourir pour justifier leurs doctrines à des données exactes qui bientôt ne feront défaut sur aucun point essentiel aux hommes de bonne volonté.

Il ne s’ensuit pas que toutes les maladies sociales et tous les vices privés vont être instantément guéris. D’abord, dans la pratique de tout art, il y a place à des degrés fort divers d’habileté individuelle. Le meilleur physiologiste n’est pas nécessairement le meilleur médecin, et le calculateur le plus pénétrant ne sait pas d’emblée pointer un canon. Le politique et le sociologue se distingueront de plus en plus un de l’autre, comme on voit précisément à l’heure qu’il est se distinguer le physiologiste du médecin. La loi de la division du travail devait provoquer cette séparation entre les hommes adonnés à la spéculation et ceux qui s’appliquent au maniement des affaires. Pour l’appréciation des variations incessantes que présente la réalité comme des combinaisons de lois que la complexité des faits met en jeu, pour la tension et le déploiement instantanés des appareils d’exécution, pour le flegme et le sang froid avec lequel voulent être traitées les grandes affaires, des aptitudes personnelles sont requises et aussi des forces cérébrales et physiques qui ne sont pas données à tout le monde. D’autre part, il y a des maladies que la plus parfaite hygiène est impuissante à prévenir et que la médecine la plus savante ne guérit pas. L’anémie constitutionnelle, certaines affections héréditaires sont dans ce cas. Une nation peut être sujette à certains maux profonds de la même nature, Enfin la vieillesse échappe à tous les moyens curatifs, et rien ne prouve que les peuples puissent vivre indéfiniment. D’ailleurs, la science ne se fait pas en un seul jour, et, en supposant à la tête d’une nation des politiques résolus à connaître et à appliquer toute la science, ils seraient encore forcés de prendre pour guides, partout où la science reste muette, des traditions ou des hypothèses plus ou moins probables. Le domaine réservé à l’idéal dans la science est celui même de l’hypothèse : il est le premier stade de la connaissance.

Mais, dira-t-on, la science ainsi conçue manque d’unité. D’abord elle se compose de deux parties, les doctrines et les hypothèses en voie de formation, d’un côté, les lois définitivement établies de l’autre. — En effet, et telle est la condition de toutes les sciences de la