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moi dans le même acte primitif qui donne le moi, a été mis en pleine lumière par Maine de Biran, et là au moins on reconnaîtra qu’il ne doit rien à son devancier. Il n’en est pas moins intéressant et curieux de signaler cette sorte de revanche de la vue contre le toucher, celui-ci étant à son tour réduit au rôle négatif et subordonné qu’il a pendant si longtemps infligé à sa rivale. Tous nos sens, suivant Rey Régis, hors la vue, nous donnent des sensations ténébreuses ; le toucher ne fait aucune exception. « Imaginez, dit-il, un enfant aveugle : je dis que cet enfant n’acquerra par l’usage de ce sens, le toucher, aucune idée de l’étendue, de la figure, de la dureté, de la mollesse, du poli, du raboteux. Ces sensations ne seraient que les états de son âme qui ne sont représentatifs que d’eux-mêmes, et ne lui donneraient pas plus de connaissance que le son, l’odeur, une piqûre d’épingle, etc. S’il se forme quelque idée de l’étendue, c’est plutôt « l’idée d’une chaîne, d’une suite, d’une continuité de sentiment qu’une vraie idée. » Vous aurez beau lui faire toucher différents corps, mettre en ses mains une boule, un cylindre, un cube vous lui apprendrez des noms, il recevra des sensations qu’il trouvera différentes sans savoir en quoi consiste cette différence. Le toucher n’est donc qu’un sens affectif et non représentatif.

Au reste, notre philosophe n’est pas le seul qui ait pensé que le toucher ne donne pas une vraie idée de l’étendue. Un Allemand du xviie siècle, à la fois philosophe et médecin comme lui, Platner, a eu la même opinion et l’a appuyée sur une observation remarquable, de laquelle il paraîtrait résulter que l’aveugle de naissance n’a pas cette notion. « Quant à ce qui regarde la représentation de l’espace et de l’étendue sans le secours de la vision, dit Platner, l’observation attentive d’un aveugle-né que j’avais instituée en 1785 et que j’ai continuée pendant trois semaines entières, m’a convaincu que le sens du toucher par lui-même est absolument incompétent pour nous donner la notion d’étendue ou de l’espace et qu’il ne prend pas même connaissance de l’extériorité locale ; en un mot, qu’un homme privé de la vue n’a aucune connaissance d’un monde extérieur, qu’il ne perçoit que l’existence de quelque chose d’actif. En fait, pour les aveugles-nés, le temps tient lieu d’espace ». On voit que l’observation de Platner est la contre-partie de l’expérience de Cheselden ; et elle est soumise aux mêmes objections. D’après l’un, l’aveugle-né n’aurait aucune notion d’étendue par les perceptions de la vue ; d’après l’autre, il n’en aurait aucune par le moyen du toucher. Les deux expériences ont le même défaut : c’est de s’appuyer sur le témoignage de ceux qui ne se rendent pas compte de leurs sensations et qui ne savent pas même ce qu’on leur demande. Ces observations et ces