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RIBOT. — les affaiblissements de la volonté

Cette personne se blessera-t-elle ou se tuera-t-elle ? Si elle se blesse, sera-ce à la tête ou aux jambes ? y aura-t-il du sang sur le trottoir ? Si elle se tue, comment le saurai-je. Devrai-je appeler du secours, ou m’enfuir, ou réciter une prière ? M’accusera-t-on d’être la cause de cet événement ? Mon innocence sera-t-elle reconnue ? etc., » Ces interrogations continuent sans fin et il existe un grand nombre de cas analogues, consignés dans des études spéciales[1].

Si tout se bornait à cette « rumination psychologique », comme s’exprime l’auteur cité, nous n’aurions rien à en dire ; mais cette perplexité morbide de l’intelligence se traduit dans les actes. Le malade n’ose plus rien faire sans des précautions sans fin. S’il écrit une lettre, il la relit plusieurs fois, craignant d’avoir oublié un mot ou d’avoir péché contre l’orthographe. S’il ferme un meuble, il vérifie à plusieurs reprises le succès de son opération. De même pour son appartement : vérification répétée de la fermeture, de la présence de la clef dans sa poche, de l’état de sa poche, etc.

Sous une forme plus grave, le malade poursuivi d’une crainte puérile de la malpropreté ou d’un contact malsain, n’ose plus toucher les pièces de monnaie, les boutons de porte, etc.[2], l’espagnolette des fenêtres, et vit dans des appréhensions perpétuelles. Tel ce suisse de cathédrale dont parle Morel qui, depuis vingt-cinq ans tourmenté de craintes absurdes, n’ose toucher à sa hallebarde, se raisonne, s’invective et triomphe de lui-même, mais par un sacrifice qu’il appréhende de ne pouvoir faire le lendemain[3].

Cette maladie de la volonté résulte en partie de la faiblesse du caractère, en partie de l’état intellectuel. Il est bien naturel que ce flux d’idées vaines se traduise par des actes vains, non adaptés à la réalité ; mais l’impuissance de la réaction individuelle joue un grand rôle. Aussi trouvons-nous un abaissement du ton vital. Ce qui le prouve, ce sont les causes de cet état morbide (névropathies héréditaires, maladies débilitantes) ; ce sont les crises et la syncope que l’effort pour agir peut amener ; ce sont les formes extrêmes de la maladie où ces malheureux, dévorés par des hésitations sans trêve, n’écrivent plus, n’écoutent plus, ne parlent plus, « mais se parlent à eux-mêmes à demi-voix, puis à voix basse, et quelques-uns finissent

  1. Consulter en particulier : Legrand du Saulle, La folie du doute avec délire du toucher, 1875 : Griesinger, Archiv. für Psychiatrie, 1869 ; Berger, Ibid., 1876 ; Ritti, Dictionn. encyclop., loc. cit.
  2. On trouvera sur ce point des faits curieux, et en grand nombre, dans Legrand du Saulle, ouv. cité, et Baillarger, Annales médiso-psychologiques, 1866, p. 98.
  3. Archives générales de médecine, 1866.