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plus important pour nous est celui du « carrier américain ». Une barre de fer lancée par une mine lui traversa le crâne, lésant seulement la région pré-frontale. Il guérit et survécut douze ans et demi à cet accident ; mais voici ce qui est rapporté de l’état mental du patient après sa guérison. « Ses patrons, qui le considéraient comme un de leurs meilleurs et de leurs plus habiles conducteurs de travaux avant son accident, le trouvèrent tellement changé qu’ils ne purent lui confier de nouveau son ancien poste. L’équilibre, la balance entre ses facultés intellectuelles et ses penchants instinctifs semblent détruits. Il est nerveux, irrespectueux, jure souvent de la façon la plus grossière ce qui n’était pas dans ses habitudes auparavant. Il est à peine poli avec ses égaux ; il supporte impatiemment la contradiction, n’écoute pas les conseils lorsqu’ils sont en opposition avec ses idées. À certains moments, il est d’une obstination excessive, bien qu’il soit capricieux et indécis. Il fait des plans d’avenir qu’il abandonne aussitôt pour en adopter d’autres. C’est un enfant pour l’intelligence et les manifestations intellectuelles, un homme pour les passions et les instincts. Avant son accident, bien qu’il n’eût pas reçu d’éducation scolaire, il avait l’esprit bien équilibré, et on le considérait comme un homme habile, pénétrant, très énergique et tenace dans l’exécution de ses plans. A cet égard, il est tellement changé que ses amis disent qu’ils ne le reconnaissent plus[1]. »

Ce cas est très net. On y voit la volonté s’affaiblir dans la mesure où l’activité inférieure se renforce. C’est de plus une expérience, puisque il s’agit d’un changement brusque, produit par un accident, dans des circonstances bien déterminées.

Il est fâcheux que nous n’ayons pas beaucoup d’observations de ce genre, car un grand pas serait fait dans notre interprétation des maladies de la volonté. Malheureusement, les travaux poursuivis avec tant d’ardeur sur les localisations cérébrales se sont surtout attachés aux régions motrices et sensitives, qui, on le sait, laissent en dehors la plus grande partie de la région frontale. Il faudrait aussi un examen critique des faits contraires, des cas où aucun affaiblissement de la volonté ne paraît s’être produit. Ce travail fait, la thèse de Ferrier — que dans les lobes frontaux existent des centres d’arrêt pour les opérations intellectuelles — prendrait plus de consistance et fournirait une base solide à la détermination des causes. En l’état, on ne pourrait sortir du domaine des conjectures.

  1. Pour ces faits et d’autres, voir Ferrier, De la localisation des maladies cérébrales, trad. de Varigny, pp. 43-56, et C. de Boyer, Études cliniques sur les lésions corticales des hémisphères cérébraux (1879), pp. 48, 55-56, 71.