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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

l’autre, et ce sont après l’auteur de la Recherche de la vérité les deux plus célèbres de la famille, Mais que de recherches inutiles ne fait-on pas souvent, à propos des grands écrivains et des grands artistes, pour découvrir s’ils avaient ou non des frères et des sœurs[1] !

Si cependant il est rare de voir un grand homme précédé et préparé par un frère qui approche de lui, il est peut-être plus fréquent de voir ce rôle tenu par une sœur. Des frères et sœurs de Mozart (qui était le septième, on l’a vu), on ne cite qu’une de ses sœurs dont les succès dans l’enfance annonçaient un talent qui ne s’est point réalisé[2]. On connaît la réputation de Sophie, la sœur aînée de Pierre le Grand ; celle des Mères Agnès et Angélique Arnauld, immortalisées par le tableau de Philippe de Champagne, par les articles de Sainte-Beuve et par leurs lettres à elles ; celle de la margrave de Baireuth, la sœur aînée de Frédéric le Grand : c’était sa vraie sœur par la pensée et par l’âme, dit Sainte-Beuve[3], qui ajoute : « Elle est de la race de ces sœurs de génie, qui ont eu en partage le même feu sacré dont le frère célèbre tirera des flammes et qui l’entretiennent plus pur. »

Ce qu’on remarque plus souvent encore, assez souvent même pour piquer la curiosité du philosophe, c’est que plus d’un grand homme a eu, après lui, une sœur reproduisant, avec l’adoucissement naturel à son sexe, la supériorité de son esprit et une bonne partie de son caractère. Condé était l’aîné de la belle Mme de Longueville ; elle lui fit assurément plus d’honneur que leur frère commun le prince de Conti. On sait comment Sainte-Beuve parle de ce dernier. « La nature, dit-il, ayant formé cette âme et ce personnage héroïque du grand Condé, il semble qu’il ne lui restait plus assez d’étoffe pour faire un grand homme, ni même un bel homme : il en était résulté ce prince chétif, rachitique, spirituel, muable de volonté, capricieux avec violence, qui n’avait que des éclairs en tout, en amour, en valeur, en religion, et qui fut toujours dominé par son entourage. » Je ne crois pas médire du sexe féminin, en disant qu’il n’est point fait pour l’action pas plus que pour les œuvres abstraites et de longue haleine ; que par conséquent, là où la nature est devenue insuffisante pour créer un homme digne de ce nom, elle peut, grâce à l’économie qu’elle fait alors sans danger des qualités robustes et viriles,

  1. Nous ne songeons pas à nier qu’un certain nombre de frères n’aient été en même temps des hommes éminents. Mais, comme nous le verrons plus bas, ce fait se retrouve plus fréquemment dans la région du talent, de la science moyenne et de la distinction, que dans celle du génie.
  2. Th. Ribot, L’hérédité psychologique, 2e édition, p. 74.
  3. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VII, art. sur les Œuvres de Frédéric.