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dustrie, relativement privilégiée, enfin l’agriculture, qui est presque épargnée. Voulez-vous être le plus exposé au suicide, soyez sans profession ou bien choisissez la carrière artistique ou une profession libérale. Les militaires se tuent plus que les civils, et les officiers plus que les soldats. Les protestants se tuent plus que les catholiques et les catholiques plus que les Juifs.

On regrette de ne trouver que des citations dans le chapitre de l’hérédité. Aux yeux des philosophes, il n’y a rien de plus important que de faire exactement la part de l’hérédité et de la contagion : malheureusement ce sont les chapitres les moins nourris et les moins personnels. On n’y rencontre guère que les faits que tout le monde connaît : et les co-mourants, et le saut de Leucade, et la guérite où l’on se pend et qu’il faut brûler. Ajoutez à cela quelques mots sur Werther, René et sur le pessimisme de Schopenhauer, quelques réflexions sur les influences héréditaires, et c’est tout. Pas un chiffre dans un débat où il eût été si intéressant d’avoir des données précises. Ce n’est peut-être pas tout à fait la faute de l’auteur ; mais, travers pour travers, j’aimerais mieux Je voir faire de la statistique à propos de tout que de faire un peu de tout à propos de statistique. Il ne me déplaît pas d’apprendre que les mois les plus redoutables sont, pour la France entière, juin, juillet et avril, et pour Paris en particulier, avril, mai et juillet ; que le nombre maximum de suicides a lieu à trois heures du soir et le nombre minimum à onze heures du soir ; que les femmes se tuent plus volontiers le dimanche et les hommes le lundi. Ces faits établis avec chiffres à appui ont leur intérêt. Jaime aussi qu’on m’apprenne comment se tue l’ouvriers, le commerçant, l’ignorant et le savant, le riche et le pauvre ; pourtant certaines réflexions font un peu sourire, comme celle-ci à propos des meuniers : Ces industriels ont très peu de penchant pour le poison, les armes blanches, l’asphyxie el la corde, et cette autre à propos des artistes : Comme il fallait s’y attendre, les artistes se brûlent en majorité la cervelle.

Ce qui précède suffit pour montrer tout l’intérêt qui s’attache à ces consciencieuses recherches statistiques. Pour être complète, cette analyse doit signaler encore deux questions intéressantes traitées par l’auteur avec beaucoup de savoir et de compétence, mais non pas avec toute la rigueur critique et la profondeur philosophique que l’on désirerait : une revue des opinions des écrivains et des philosophes qui ont absous ou condamné le suicide et une étude des causes permanentes et des causes passagères du suicide. Il est d’une érudition trop facile de citer pêle-mêle ou simplement dans l’ordre chronologique les anciens et les modernes, Platon et Aristote, Pythagore et Marc-Aurèle, saint Augustin et saint Thomas, J.-J. Rousseau et Napoléon Ier. Il peut être intéressant de faire connaître ces opinions et ces témoignages ; mais, pour faire une œuvre vraiment philosophique, il faudrait suivre l’esprit plus que la lettre, discuter les doctrines qui inspirent et d’où émanent la condamnation ou l’absolution du suicide et les ramener