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ANALYSES. — A. LEGOYT. Le suicide ancien et moderne.

toutes à quelques systèmes bien tranchés. Mais ne demandons pas à l’auteur plus qu’il ne nous a promis ; méditons plutôt les pénétrantes analyses qu’il a faites des causes du suicide, en nous attachant de préférence à celles dont l’action se fait particulièrement sentir dans notre société contemporaine, si inquiète et si agitée.

Ces causes sont tellement ondoyantes et diverses qu’il est difficile de les saisir et de les fixer. C’est d’abord, selon M. Legoyt, l’affaiblissement du sentiment religieux. M. Legoyt déplore la perte des croyances, « la foi dans un monde meilleur, dans un monde réparateur ». Il oublie peut-être un peu trop ce qu’il nous a prouvé lui-même : c’est qu’il y a très peu de suicides parmi les musulmans ; d’où il semblerait résulter que la religion qui offre la meilleure sauvegarde contre le suicide, c’est l’islamisme. M. Legoyt soutient aussi que le sentiment moral, la conscience du devoir se sont affaiblis ; il est vrai que les stoïciens sont rares dans notre société contemporaine ; mais n’a-t-il pas montré lui-même que c’est précisément cette doctrine sévère, rigide, qui permettait le plus volontiers, qui conseillait même et ordonnait le suicide à ses adeptes ? Il semble donc que la recrudescence des suicides doive être attribuée surtout à des causes d’ordre économique et sociale. Les crises économiques, les révolutions politiques et commerciales, en accumulant toutes sortes de ruines, en bouleversant les fortunes et les positions sociales, ont fait plus de victimes que l’affaiblissement du sentiment religieux et moral. Nous ne valons probablement, c’est l’opinion de M. Fr. Bouillier, ni plus ni moins que nos pères, mais le milieu social a été profondément modifié, la lutte pour la vie est pour chacun de nous plus âpre et plus ardente : de là des haines vivaces, de terribles antipathies, le désespoir et la mort. Le matérialisme pratique et la passion des jouissances faciles sont de tous les temps : ce qui est bien de notre temps, c’est le mouvement qui précipite, grâce aux chemins de fer, les campagnes sur les villes, où, comme la statistique nous l’apprend, les suicides sont beaucoup plus fréquents ; c’est la spéculation effrénée qui tue les petites industries par les grandes usines et les grandes maisons de commerce, qui détruit les petites et même les grandes fortunes par des banqueroutes retentissantes ; c’est la cherté des vivres et des loyers, par laquelle le petit rentier, le petit employé est souvent beaucoup plus pauvre que l’ouvrier ; c’est le dommage irrémédiable causé par des fléaux récents qui ont ruiné certaines industries, comme celle des vers à soie, comme la culture de la vigne ; c’est enfin, comme la statistique le prouve, l’augmention du nombre de cas de folie, causée par les excès alcooliques, une mauvaise hygiène de l’âme et du corps, et la diminution du nombre des mariages causée, non par le manque de vocations matrimoniales, mais par les progrès effrayants des besoins et du luxe.

Un livre qui nous offre tant de faits instructifs, une si grande abondance de renseignements précis et d’idées saines, ne saurait être qu’un bon livre, utile à consulter et précieux à méditer.

A. B.