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lequel cette âme, cette vie, cette étincelle, une fois qu’elle y est entrée, se joue, se diversifie, librement ou non. » Puis il ajoutait : « Il n’y a rien de si imprévu que le talent ; il ne serait pas le talent, s’il n’était imprévu. » Il faut donc reconnaître que le résultat de nos études antérieures ne préjuge pas absolument la solution de cette autre question qui nous reste à étudier. C’est assez qu’il nous y prépare, et nous y amène munis de l’expérience que nous avons acquise, des réflexions que nous avons faites.

Que le grand homme ait été formé par un concours tout à fait fortuit de circonstances ou par un enchainement très régulier de causes et d’effets, nous le prenons maintenant tout formé. C’est une force prête à agir ; que fera-t-elle et comment agira-t-elle ? On est bien obligé de reconnaître que le rôle du hasard est par avance singulièrement restreint. Quelles que soient les idées qui éclosent dans ce cerveau, ce seront des idées peu communes : elles seront plus nombreuses, plus soutenues, plus rapides, plus grandes en un mot que celles de nous tous ; cela est évident par définition, comme auraient dit les scolastiques. Ce n’est donc pas par hasard que Raphaël fera de la belle peinture et Mozart de la belle musique, et ce n’est point par hasard que Napoléon remportera des victoires ; ce n’est point par hasard que l’ascendant d’un chef d’école s’établira sur ses disciples et qu’un grand capitaine s’assurera le concours de ses lieutenants. On dira tout ce que l’on voudra sur la manière dont sont amenés les faits extérieurs au milieu desquels se meut l’activité du grand homme. Ces faits, des milliers d’individus les voient et les subissent : un seul les explique, si c’est un savant ; les exprime, si c’est un artiste ; les dirige, si c’est un homme d’État, un politique ou un guerrier. Un seul homme aussi, dira-t-on, gagne le gros lot d’une loterie. Sans doute. Mais ce qui nous fait croire ici au hasard, c’est que tous ceux qui ont pris des billets se trouvent dans des conditions à peu de chose près identiques[1] : aucun d’eux ne peut espérer aucun avantage particulier, ni de son activité ni de son calcul ; le résultat viendra donc d’une suite de causes tout extérieures et sur lesquelles il est impossible d’établir aucune espèce de prévision. Au contraire, quand il s’agit d’une grande œuvre à exécuter, ce sont les conditions intérieures de ceux qu’elle tente qui varient, ce sont elles qui sont décisives. Il semble d’ailleurs que tout ceci ne puisse être sérieusement contesté.

Peut-être cependant y-a-t-il un point où quelques doutes restent à dissiper. Ne faut-il pas attribuer au hasard bon nombre de décou-

  1. Surtout dans ces loteries populaires, où il est rare qu’une seule personne ait un bien grand nombre de billets pour elle seule.