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DH. JOLY. — psychologie des grands hommes

vertes et d’inventions, soit dans les arts, soit dans les sciences ? Mais ici encore quelques réflexions bien simples suffiront à écarter toute méprise. Que le hasard ait été l’occasion de certaines découvertes, soit ; mais une découverte scientifique n’est pas constituée par la vue d’un fait isolé, d’un fait brut. L’homme dont la postérité associe le nom au fait révélé, c’est celui qui en a trouvé les conditions et les conséquences, au moins les principales, et lui a donné ainsi toute sa valeur en l’élevant, comme on dit, à la hauteur d’un principe. « Un jardinier de Florence, ayant construit une pompe plus longue que les pompes ordinaires, remarqua avec surprise que l’eau ne s’y élevait jamais au-dessus de trente-deux pieds, quelque effort qu’il fit pour la faire monter plus haut. » Très bien. Voilà, si l’on veut, le fait du hasard, et nous ne discuterons pas sur la valeur plus ou moins grande de cette surprise du jardinier. Mais que fit cet homme étonné ? Voici tout simplement la suite de l’histoire : « Il communiqua le fait à Galilée, pour en savoir la cause[1]. » Or supposons que Galilée ait vu le premier et par un semblable hasard le fait que lui rapporta le jardinier, son mérite et sa gloire s’en seraient-ils accrus ? Tout livre de physique élémentaire nous apprend que l’explication générale de l’ascension de l’eau dans les pompes fut une conséquence de notions patiemment acquises sur le poids et la pression de l’air atmosphérique. Ainsi encore, que la découverte des valvules des veines ait été due en grande partie aux hasards de la recherche, cela est possible : mais ce qu’on a très justement contesté, c’est que la connaissance de ces valvules ait avancé beaucoup la découverte de la circulation du sang. « Il serait plus exact de dire que c’est l’idée de la circulation du sang qui a fait connaître le rôle fonctionnel des valvules, et, de fait, leur vraie fonction fut méconnue, même par leur inventeur, jusqu’à Harvey[2]. » C’est que, suivant les paroles déjà classiques de Claude Bernard, « il est des faits qui ne disent rien à l’esprit du plus grand nombre, tandis qu’ils sont lumineux pour d’autres. » Voilà pourquoi tant de faits passent inaperçus ou demeurent inexpliqués pendant des siècles entiers. Bref, « la part du hasard est uniquement dans la rencontre des faits ; mais ceux-ci ne se révèlent avec leurs rapports qu’à des intelligences prédisposées [3]. »

Ce mot de prédisposition nous ramène à la nécessité. M. W. James lui-même, tout en la disant soustraite à nos calculs, la reconnaissait implicitement dans sa théorie. C’est même, on s’en souvient, parce qu’il agrandissait démesurément son rôle, qu’il la déclarait impéné-

  1. J. Hœfer, Histoire des sciences physiques.
  2. L. Peisse, ouvrage cité.
  3. Dr Netter, De l’Intuition.