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trable pour nous, puisqu’il faisait dépendre le grand homme non seulement des influences physiologiques et de l’hérédité, mais du concours d’une infinité de causes disséminées dans le système du monde. Il n’est point le seul au reste qui aille ainsi de la nécessité au hasard et en subordonnant la seconde de ces idées à la première.

Mais il faut distinguer, comme on sait, deux sortes de nécessité : la nécessité mécanique et la nécessité organique.

La nécessité mécanique pure, c’est la nécessité épicurienne des causes efficientes agissant seules, sans but ni préconçu ni voulu, bref sans finalité. Pour ceux qui n’admettent que celle-là, la multitude infinie des causes produit sans cesse une multitude infinie de combinaisons. Quelques-unes seulement de ces dernières se trouvent en état de réussir et réussissent. À chaque moment de son existence, le monde reçoit ainsi des déterminations nouvelles qui introduisent certaines possibilités, en écartent d’autres, rendent telle combinaison impossible et telle autre inévitable. Mais dans chaque portion, quelle qu’elle soit, de l’univers, tout se passe suivant les mêmes lois. Le grand homme sera donc à chaque instant l’esclave de son passé, le docile instrument des causes aveugles qui l’entourent et qui le pressent ; les projets qu’il concevra pour l’avenir seront déterminés par ses idées présentes, et celles-ci seront elles-mêmes le résultat des causes physiologiques, sociales, historiques, dont les effets se seront réunis et pour ainsi dire condensés dans sa personne.

La nécessité organique, c’est celle qui lie entre eux un certain nombre de phénomènes dans la préparation et la constitution graduelle d’un tout harmonieux, déterminé par avance. Celui qui se place à ce point de vue ne nie pas l’enchaînement des causes efficientes ; mais il se demande, entre autres choses, pourquoi certaines combinaisons ne réussissent pas, pourquoi d’autres réussissent, pourquoi, parmi ces dernières, il en est dont le succès est inégal, pourquoi celles-ci résistent péniblement et n’agissent guère que pour se défendre, tant bien que mal, contre « les causes de destruction extérieure où de relâchement interne », tandis que celles-là non seulement résistent avec vigueur, mais agissent avec efficacité et provoquent autour d’elles d’autres combinaisons qui se forment à leur image. La réponse est tout indiquée : c’est que la vie tend toujours à spécifier ; c’est que les détails sont ou éliminés sans délai, ou tolérés pour un temps, ou acceptés avec une sorte d’empressement et de faveur et promptement consolidés, suivant qu’ils contribuent plus ou moins bien à l’unité d’un certain ensemble. C’est donc dans le tout qu’est la raison des parties ; l’unité finale est donc en quelque sorte voulue ; l’ensemble est donc prémédité, tout au moins désiré ;