Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/473

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
469
DH. JOLY. — psychologie des grands hommes

car « l’harmonie est l’intérêt suprême de la nature », et nous pouvons dire, au point de vue spécial qui nous occupe, qu’elle est aussi l’intérêt suprême de la pensée.

Mais nous n’avons à appliquer ces distinctions qu’au travail créateur du génie de l’homme. Or qu’est-ce que la composition d’une œuvre d’art ? qu’est-ce qu’une grande invention[1] ? C’est un développement ordonné, tendant à un tout, à un tout harmonieux, d’accord avec lui-même et d’accord avec la nature, à un tout qui se fait et qui s’achève au milieu d’un conflit de faits accidentels, faiblit quelquefois devant les uns, triomphe de beaucoup d’autres qu’il se soumet et s’incorpore, puis devient fécond comme tout ce qui a vie, en laissant se détacher de lui des parties qui travaillent à devenir aussi des touts complexes, s’ordonnant et agissant selon les mêmes lois.

Il n’est pas nécessaire, croyons-nous, de reprendre point par point cette définition. Tout le monde sait, par exemple, qu’une grande théorie enfante d’autres théories, que telle vérité occupant dans telle découverte une place encore restreinte ou subordonnée deviendra la pièce maîtresse d’une découverte ultérieure[2]. Tout le monde sait qu’une théorie qui n’est pas une est tenue par cela seul pour fausse ou (ce qui revient à peu de chose près au même) pour incomplète ; s’il faut l’élargir pour l’ouvrir à des faits nouveaux, qui y réclament leur place, l’ensemble voudra subir un remaniement qui restaure en lui l’unité d’abord ébranlée ; si d’autre part cette tentative ne réussit pas, l’organisme aura vécu ses anciens éléments se décomposeront, en attendant qu’un certain nombre d’entre eux soient ressaisis par une conception plus puissante, qui leur assure une place et un rôle dans un organisme nouveau.

Mais, pour diminuer autant que possible l’obscurité qui enveloppe encore le secret de ce développement organique, il faut savoir où en est le germe, et d’où vient ce germe lui-même ; car l’évolution vitale est, comme on sait, l’objet d’un grand nombre d’explications où l’on s’efforce de faire dominer tantôt le pur mécanisme et tantôt la finalité. D’où vient donc ce germe premier des grandes œuvres du génie ? Vient-il des choses extérieures et des faits ? ou vient-il d’une source plus profonde, cachée comme l’origine même de la vie ? Ce germe est-il unique ? Est-ce, comme le veut M. de Hartmann, une « conception totale et d’une seule pièce » ? Ce germe se développe-t-il

  1. Il est clair que nous prenons ces mots dans leur acception la plus large.
  2. Ainsi la théorie cartésienne de la substance, s’agrégeant d’autres organes, c’est-à-dire d’autres idées et d’autres théories secondaires, devient tout le spinozisme.