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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

que « ce n’est pas dans l’étendue que consiste l’essence des corps ». On peut dire que dès lors cette idée ne le quitta plus. En 1673, il écrit au duc de Brunswick une lettre célèbre où il lui fait connaître le programme de ses travaux et de ses espérances[1]. Il y revient sur l’explication de l’eucharistie, qu’il avait déjà soumise à Arnauld ; « il faut, dit-il, qu’il y ait dans tout corps un principe ultime, incorporel, substantiel, distinct de la masse (a mole distinctum) : c’est ce que les anciens et les scolastiques appelaient la substance. » C’était là en apparence un retour à la scolastique, comme ces derniers mots Je donnent à croire ; mais c’était déjà une vue profonde que de vouloir concilier les scholastiques avec Descartes. On voit en effet dans cette même lettre qu’il était plein d’enthousiasme pour le nouveau mécanisme scientifique, et qu’il n’y voyait cependant pas le dernier mot de toutes choses. Une correspondance qu’il avait eue à peu près à la même époque, à Paris même, avec Malebranche, en donne une autre preuve. À la suite d’entretiens qui avaient roulé sur les principes des sciences, sur l’étendue, la divisibilité et le mouvement, Leibniz reconnaissait que le grand disciple de Descartes lui donnait bien la possibilité abstraite du mouvement ; mais il ajoutait : « Je suis assuré que vous jugerez vous-même qu’il faut encore quelque chose pour faire concevoir clairement la nécessité de lu mobilité dans tout ce qui est étendu ; et je souhaite que vous m’en fassiez part, si vous avez en main quelque chose qui vous puisse satisfaire[2]. » Bientôt, la correspondance avec Arnauld nous montre Leibniz retrouvant la même difficulté et y répondant par une affirmation de plus en plus nette de son idée capitale, en mécanique, en physique, en philosophie naturelle ; car il trouve que la doctrine contraire ne permet de comprendre ni les vrais lois du mouvement[3], ni la réalité de la matière[4], ni la nature des animaux[5], ni la distinction de Dieu et du monde[6], tandis que la sienne se relie avec d’autres convictions auxquelles il est arrivé sur la continuité de la nature en toutes

  1. C’est dans cette même année de 1673 qu’il fut à Londres où il put connaître l’ouvrage de Glisson (voyez l’intéressante étude de M. Marion). Mais il est bien certain que toutes les idées de la lettre au duc de Brunswick étaient arrêtées déjà dans l’esprit de Leibniz.
  2. Voyez cette correspondance entretenue sur place entre Malebranche et Leibniz, dans les Fragments de philosophie cartésienne de V. Cousin.
  3. Parce qu’elle ne tient pas compte de la force, et que c’est la force qui est constante, non le mouvement.
  4. Parce que le mouvement à lui seul n’est qu’une abstraction ou une chose imaginaire.
  5. Parce qu’elle ne laisse point de milieu entre l’automatisme pur ou la spiritualité des animaux.
  6. Parce que, si les substances créeés n’ont point d’activité indépendante, elles ne seront plus que des modifications d’une substance unique.