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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

fut pour lui l’occasion d’un travail extraordinaire. Il travailla quatre ans à la Joconde, et, quant à la Cène, « il s’y prépara par des méditations et des études sans nombre ; » non qu’il cherchât çà et là dans la nature, à la remorque du hasard ou comme un paresseux et un rêveur attendant une inspiration capricieuse, mais parce que son ambition s’obstinait à chercher dans cette nature quelque chose qui répondit aux exigences de son idée. Nous renvoyons ici à la belle étude de Ch. Blanc[1] ; on y suivra la pensée du grand artiste dans la composition, dans le plan général, dans l’arrangement des groupes, puis dans le rendu de tous les détails. « Rassemblant, résumant alors, dit l’éminent critique, ses longues observations sur la nature humaine, Léonard étudia un à un les types des douze apôtres. Il les chercha longtemps dans la nature ; il fréquenta longtemps les marchés, les faubourgs de Milan, pour y rencontrer parmi les êtres les plus vulgaires des têtes analogues à celles que devaient avoir les douze pécheurs. Portant toujours sur lui un crayon et des tablettes, il dessinait à la hâte les traits qui pouvaient lui servir. Les têtes même les plus monstrueuses lui fournissaient, dans l’excès de leur laideur, l’horrible exagération d’un caractère qu’il savait ensuite ramener à des conditions humaines, en supprimant le difforme, en conservant l’expressif. Il dégrossissait ainsi et peu à peu épurait les monstres, jusqu’au point de retrouver en eux, à travers les affreuses déviations produites par une nature aveugle, le germe puissant d’une physionomie profondément caractérisée et par là redevenue imposante, forte et belle. » Comme le prieur du couvent, étonné de sa lenteur, le pressait de terminer son œuvre, il lui exposait qu’une seule tête manquait encore à son tableau : celle de Judas. Il y a un an et plus, ajoutait-il, que tous les jours, soir et matin, je vais au Borghetto, où Votre Seigneurie sait bien qu’habite toute la canaille de la capitale ; mais je n’ai pu trouver encore un visage de scélérat qui satisfasse à ce que j’ai dans l’idée. Une fois ce visage trouvé, je finis le tableau en un jour. « Et, quelque temps après, Léonard, ayant trouvé une figure telle qu’il la cherchait, en dessina sur place les principaux traits ; et, rassemblant toutes ses observations précédentes, il peignit la tête de Judas, qui porte la trahison si fortement empreinte sur son visage… » Ainsi chaque tête était une œavre dans l’œuvre totale, et les détails, comme le tout, devaient leur unité à une idée.

Et de qui parlons-nous ici ? D’un curieux devenu artiste à force de patience ? d’un esprit subtil déguisant ses abstractions sous des formes compliquées et laborieuses ? Nous parlons de celui que l’on

  1. Voyez, dans les Peintres de toutes les Écoles, l’étude de Ch. Blanc sur Léonard de Vinci.