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pose de réaliser est bien distincte de l’idée que l’on en a. Mais, si l’on se propose de concevoir une idée, comme on saurait l’idée qu’on cherche, on la concevrait déjà, et par conséquent on n’aurait pas à la chercher. Ainsi l’idée de finalité ne peut en aucune façon servir à expliquer le progrès intérieur de l’esprit. »

Cette analyse est ingénieuse, et l’objection renferme des traits spé cieux ; mais il n’y a ici que malentendu. Et d’abord l’invention ne se réduit pas à la conception d’une idée ; pas plus que la création de la vie dans la nature ne se réduit à la production d’un germe isolé, C’est même ramener gratuitement à une formule un peu ridicule la théorie que l’on combat, que de l’enfermer dans une semblable phrase : « se proposer de concevoir une idée. » Non sans aucun doute, l’inventeur ne se propose pas « de concevoir une idée » ; mais, parmi un grand nombre d’idées qu’il conçoit, il en saisit une qui lui paraît plus vivace que toutes les autres, c’est-à-dire qui, par des affinités pressenties et entrevues, se montre mieux préparée à grouper des faits restés jusqu’alors isolés, à expliquer des idées encore incomprises, à élever à une plus haute signification des aperçus, des hypothèses ou même des démonstrations n’ayant pas encore trouvé leur place en un système large et vigoureux. — Il doit y avoir là, dans ce vide que nos connaissances géographiques : laissent sur nos cartes, un monde inconnu dont l’existence explique tout à la fois d’antiques traditions et des faits que nous ne comprenons pas. — Il faut que les mouvements célestes et les mouvements terrestres soient soumis à des lois identiques. — Il doit exister dans les corps quelque chose qui soit distinct de l’étendue et qui explique ce que l’étendue seule ne peut expliquer… Voilà bien des idées directrices. Or, dire qu’une telle idée gouverne tout le travail qui sert soit à la démontrer, soit à l’exprimer, soit à la réaliser matériellement, ce n’est ni une tautologie ni une contradiction ; car, entre l’idée première de l’œuvre et l’œuvre achevée, il y a tout à la fois destinction et analogie. Mais, dira-t-on, cette première idée sera donc. en même temps l’ébauche et le modèle de l’œuvre finale ! Oui, très certainement ! Elle en sera l’ébauche, parce que les premiers traits seuls y apparaissent visiblement et peuvent être montrés à autrui comme le commencement et la promesse de quelque chose de grand. Elle est aussi en un sens un modèle, non pour les yeux à courte vue de l’homme ordinaire, mais pour celui-là du moins qui sent ce que cette idée exige de lui et ce qu’il est capable de lui donner. La campagne d’Ulm[1] fut précédée, dans l’esprit de Napoléon, d’une campagne idéale, simple

  1. On peut en dire autant de celle d’Iéna et de plus d’une autre.