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sans idée, c’est se battre à l’aventure et accepter les risques de luttes disproportionnées qu’on abordera sans préparation. Chercher les exemples saillants, tendre toujours à faire entrer dans un ensemble déjà ouvert les faits, les théories partielles qu’on doit à ses propres travaux ou à ceux des autres savants, concentrer ses efforts sur un point qui, une fois expliqué, donnerait la clef d’une foule de phénomènes ou embarrassants ou mal compris, relier entre elles ses découvertes, comme un général concentre ses forces en vue d’une action jugée par lui nécessaire, c’est là agir intentionnellement et par les lois d’une finalité comprise. Or c’est la méthode de tous les grands hommes : c’était, nous l’avons vu, celle de Newton et celle de Leibniz.

L’homme de génie s’impose ainsi à lui-même cette habitude d’organiser promptement ses prévisions, de ne laisser passer aucun fait, de ne laisser accomplir aucun acte, de ne s’abandonner à l’attrait d’aucun phénomène sensible, sans leur trouver la place où leur concours doit le mieux assurer l’accroissement de la lumière cherchée, l’efficacité des efforts déployés… Les circonstances peuvent alors se succéder autour de lui aussi nombreuses et aussi imprévues qu’on le voudra ; le peu qu’il voit lui sert à reconstituer sûrement ce qu’il ne voit pas. Puis une fois qu’il a saisit le lien, invisible pour les autres, soit des difficultés ou des résistances auxquelles doit se heurter son action, soit des contradictions apparentes des faits qu’il étudie, il renouvelle, s’il le faut, ses dispositions, il varie ses expériences (sans en faire jamais d’invraisemblables), déplaçant donc quelquefois le centre de ses efforts, mais se préoccupant toujours d’en avoir un. Si le fait qu’il rencontre devant lui est d’importance secondaire, il le classe dans le groupe déjà ébauché ; s’il lui paraît véritablement nouveau et gros de conséquences probables, c’est de lui qu’il tire une idée maîtresse, à laquelle dorénavent il subordonnera ses essais. Le grand dessein qu’il a pu entreprendre enveloppe ainsi à son tour des séries de desseins partiels, où l’idée gouverne le fait, où le pressentiment du futur conduit l’action du présent.

« Si l’on savait ce que l’on cherche, on ne le chercherait pas, car on l’aurait déjà trouvé. » Voilà l’objection que l’on, oppose à l’idée de la finalité dans l’art et dans la science. On oublie d’abord que, si l’on ne voyait rien à chercher, l’on ne chercherait pas du tout, et l’on oublie le rôle mille fois expliqué, mille fois démontré salutaire, indispensable, incessant, des hypothèses dans la science. On oublie de plus que l’idée directrice n’est pas faite uniquement de conceptions abstraites, de propositions, de formules ou de généralisations expérimentales, en un mot d’éléments purement intellectuels.