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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

Il est d’abord incontestable que dans l’art l’idée première est faite d’un mélange de sentiments, de sensations et d’images. L’idée que l’artiste se fait de son modèle, c’est plus que toute autre chose l’émotion[1] dont il a été saisi en face de lui et qu’il veut rendre par les moyens propres à son art. Quel que soit l’aspect matériel qui frappe ses yeux, son imagination lui fait surtout voir une attitude, des traits, des couleurs, qui sympathisent avec cette émotion personnelle. De là une première transformation que subit en lui avec plus ou moins de promptitude l’objet qu’il veut peindre et qui sert à diriger, à orienter, comme on aime à dire aujourd’hui, tout son art. Voilà le type de ce qu’on appelle l’idée artistique. Un musicien sans idée pourra composer des suites savantes d’accords ou de phrases correctement agencées. Des réminiscences, servies par mille associations, lui fourniront des matériaux ; il choisira parmi eux suivant des règles fixes, et il accumulera souvent des difficultés pour le seul plaisir de les résoudre. Puis, quand son travail sera terminé, il lui appliquera, pour des motifs où l’art n’aura rien à voir, un nom quelconque, et il donnera peut-être à croire aux naïfs qu’il avait eu lui aussi son idée. Un artiste comme Beethoven[2] se sert de la langue musicale pour exprimer une passion. Mais entendons-nous bien, et ne croyons pas, comme l’enseignaient trop volontiers les romantiques, que l’artiste ait toujours besoin de souffrir et de pleurer. Toute passion enveloppe, comme on sait, deux éléments, l’élément affectif et l’élément représentatif, toujours unis et toujours réagissant l’un sur l’autre, mais dans des proportions qui varient beaucoup. Quand c’est le premier qui prédomine, l’individu est plus enfoncé, pour ainsi dire, en lui-même, et son activité s’use presque tout entière dans les mouvements intérieurs de ses désirs : car ces mouvements sont trop violents pour être suivis, donc trop incohérents pour que les autres hommes aiment à en contempler les signes extérieurs. Quand c’est l’élément représentatif qui a le dessus, la passion est plus comunicative : elle tient surtout à s’exprimer, et elle réussit mieux, en le faisant, à intéresser à elle ceux qui l’entourent, parce que, plus maîtresse d’elle-même, il lui est plus facile de gouverner le rythme de ses mouvements. Tel est, bien entendu, le genre de passion qui possède l’âme de l’artiste. Quelle que soit celle qui l’anime, nul de nous n’a le droit de lui en demander compte, pourvu qu’il nous la communique, pourvu du moins qu’il fasse chanter en nous, plus ou moins trans-

  1. Nous prenons ce mot dans son acception psychologique la plus simple : nous ne prétendons pas que l’artiste soit toujours sur le trépied.
  2. Il est inutile de parler de la musique dramatique où le fait est trop évident.