Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/50

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
46
revue philosophique

et résignée, il fût resté debout, comme elle, dans son inflexible vertu ; il eût obscurément végété dans son ile de Corse, à moins qu’il ne se fût fait héroïquement guillotiner sous la Terreur. Mais à la sauvagerie corse il alliait, de race, l’astuce italienne ; nous savons que son père Charles Bonaparte, issu d’une famille agitée par des convoitises fiévreuses, était un ambitieux rusé, solliciteur à outrance, ami du plaisir, tout gonflé « d’un âpre désir des honneurs, mais des honneurs qui rapportent[1]. » Voilà l’alliage qui a donné à ce métal puissant sa ductilité, sa souplesse, sa résistance, bref sa valeur sociale. Il en a été de même de Mirabeau, avec cette simple différence que, pour lui, le rôle respectif de ses deux auteurs est renversé.

Le marquis de Mirabeau, son père, jugeant le caractère de sa famille, en vantait « un certain génie fier, exubérant, vent rencontré, ajoutait-il, « dans les traces de nos vieux pères[2] » Quant à lui, qui ne connaît sa nature intraitable, dominatrice, aussi incapable de nuances dans les jugements que de concessions dans la conduite ? Il se qualifiait lui-même d’ « oiseau hagard, dont le nid est bâti entre deux tourelles. » Digne fils de ce Jean-Antoine de Mirabeau, si vaillant, si dédaigneux, si impétueux dans ses saillies insolentes que, au sortir d’un entretien avec Louis XIV, l’ami qui l’avait introduit lui disait : « Dorénavant, je te présenterai à l’ennemi, mais plus au roi ! » Il y avait donc dans cette étrange famille « une longue préparation à de grandes destinées, beaucoup d’efforts de volonté, beaucoup d’énergie, des ébauches puissantes, mais incomplètes. » Et Sainte-Beuve a pu dire que le père du grand orateur était d’une de ces races sans mélange, dont l’heure finale avait sonné. Voilà l’une des deux origines ; voyons l’autre, et voyons le mélange attendu. « Mirabeau tenait de sa mère des caractères qui gâtaient fort et qui ravalaient même, disait son père, la hauteur originelle du type, qui en altéraient certainement la noblesse, mais qui en corrigèrent aussi la dureté. Il tenait de sa mère la largeur du visage, les instincts, les appétits prodigues et sensuels, mais probablement aussi ce certain fonds gaillard et gaulois, cette faculté de se familiariser et de s’humaniser, que les Riquetti n’avaient pas et qui deviendra un des moyens de sa puissance[3]. » Le marquis avait donc beau s’écrier que son fils avait « toutes les qualités viles de la souche maternelle ! Il avait beau se lamenter de le voir pencher « vers la canaille plumière, écrivassière. » Ce n’est qu’en descendant ainsi des hauteurs

  1. M. Jung.
  2. Voyez de Lomenie, les Mirabeau.
  3. Causeries du lundi, t. IV.