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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

abruptes de sa famille pour « se répandre, se précipiter et distribuer à tous, » que son fils est devenu l’orateur, le politique, le grand homme dont la gloire égale celle de la Révolution qu’il a servie[1].

Quelle objection soulèvent ces intéressants rapprochements ? Celle-ci, sans doute, que les conditions extérieures du succès sont une chose, et que les conditions internes et organiques du génie en sont une autre. On ajoutera que si ces conditions, auxquelles on attribue tant de vertu, ne se fussent pas produites, il y en aurait probablement eu d’autres aussi faciles à vanter et à expliquer après coup. Supposons par exemple que Mirabeau eût eu pour mère, non la cynique Mlle de Vassan, mais une femme douce et pieuse, qui eût tempéré d’une autre manière la fougue de son sang ! Il n’aurait pas eu à se repentir de ce manque d’autorité morale qui fit échouer plus d’une de ses plus nobles tentatives. Il n’aurait pas eu lieu de s’écrier, comme il le fit souvent, au sein de sa renommée et dans tout l’éclat de sa gloire : « (Que l’immoralité de ma jeunesse fait de tort à la chose publique[2] ! » Ainsi peut-on concevoir que les occasions offertes au génie par telles ou telles circonstances secondaires modifient quelques-unes de ses allures ; que le milieu où il se développe augmente ou diminue l’efficacité de ses efforts : le génie n’en demeure pas moins insaisi dans son fonds, inexpliqué dans son essence.

Voila les deux groupes de difficultés que soulève, croyons-nous, la théorie héréditaire. Mais nous reconnaissons et nous allons maintenant essayer de montrer qu’il est des faits et des réflexions capables d’en diminuer la portée.

Les familles illustres, il est vrai, semblent durer moins longtemps que celles qui vivent sans péril dans la lumière adoucie d’une honorable et modeste condition. Cela est vrai ! Mais il faut se garder ici d’une confusion facile à faire. Quand on parle des familles, on a presque toujours en vue la famille sociale, celle dont les membres sont inscrits en masse sous une appellation commune ; or il importe, dans la question qui nous occupe, de tenir compte avant tout de la famille naturelle[3] ; et celle-ci se continue encore lorsque l’autre a disparu. En effet, le nom, dans notre système moderne, n’est conservé que par les mâles ; et les femmes néanmoins, nous l’avons vu, exercent une action considérable, prépondérante peut-être sur la for-

  1. On peut faire un raisonnement analogue sur les vertus et les défauts D’Henri IV.
  2. Voy. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, IV.
  3. Le mot naturelle ne vise pas ici spécialement les naissances illégitimes, mais la parenté vraie qui survit au changement du nom.