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A. ESPINAS. — études sociologiques en france

qui devient si vite despotique quand elle n’est pas anarchique. Pour Rousseau, il n’y a pas de milieu entre la souveraineté exercée directement par les citoyens, ce qui est l’anarchie pure, et la souveraineté exercée sans eux par le pouvoir même qu’ils ont élu, parce que la formation de ce pouvoir implique, selon lui, comme nous l’avons montré ailleurs, l’abdication totale des libertés individuelles. Une société imbue de la doctrine suivant laquelle l’individu est une liberté absolue oscille inévitablement entre ces deux états extrêmes à travers une série sans fin de crises violentes. Seule la doctrine de l’organisme social, pour qui tout se fait par gradations et qui n’admet que le relatif, sait réserver aux citoyens une partie de l’action qu’ils ont déléguée. Cette doctrine est en même temps une doctrine de gouvernement ; on vient de le voir, l’organisation ne se conçoit pas sans concentration et la concentration sans délégation. Nulle politique n’est aussi propre à rehausser la valeur des individus, puisque sans leur accorder aucune mission providentielle, sans leur attribuer aucune puissance autre que celle qu’ils tiennent de leur groupe, elle voit en eux les représentants réels du groupe et la personnification momentanée et sous conditions de la volonté collective. Quant aux questions plus spéciales, là où la statistique et la démographie n’interviennent pas encore et où il faut se déterminer d’après des vues synthétiques, nul doute qu’on ne puisse les régler dans le même esprit de la manière la plus avantageuse, bien qu’on ne soit pas garanti contre toute chance d’erreur. Les politiques qui prétendent appliquer les principes absolus sont infaillibles, on le sait ; ceux qui prennent pour guides les lois générales de la nature vivante se résignent d’avance aux tâtonnements et aux corrections, sauf sur les points où ils se meuvent dans des conditions empiriquement connues et exactement mesurées.

On a dit que cette politique exclut le droit. M. Caro, l’éminent spiritualiste chrétien, a le premier en France fait ressortir l’incompatibilité profonde qu’il y a entre la politique évolutionniste bien comprise et la politique radicale. La solution qu’il présente du problème est, il est vrai, la même que celle dont s’autorise la politique radicale. Quand il écrit : « Il y a un droit primordial, un ensemble de droits naturels inhérents à l’homme, parce que l’homme est une personne, c’est-à-dire une volonté libre ; la racine du droit est là » ; et plus loin : La société est la mise en rapport des libertés[1] ; » il se rattache ouvertement à la tradition à priori du xviiie siècle, à Rousseau par Kant, et pose les mêmes principes, suivant la même méthode que

  1. Problèmes de morale sociale, pp. 217, 222.