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pressement de tous à défendre les droits de chacun. Cette loi est le fondement des sociétés animales comme des sociétés humaines, car nulle société n’est possible sans le respect réciproque de ses membres ; celles-là seulement sont plus prospères et plus vigoureuses où la solidarité des droits est le plus énergiquement défendue par les tribunaux et l’opinion. La délicatesse de nos sympathies pour tout ce qui présente la forme humaine et le sentiment que la justice est une sauvegarde collective dont aucun ne peut être dépouillé sans que les barrières idéales qui nous protègent tous tombent du même coup, voilà la source vive du droit dans les nations modernes. La susceptibilité aux lésions du droit d’autrui est dans l’organisme social ce qu’est dans l’organisme individuel la sensibilité générale, si indispensable à la préservation, mais si variable dans ses degrés, depuis la pleine santé jusqu’à la mort.

C’est donc très justement que M. Caro signale la différence entre le point de vue de la démocratie radicale, qui est le sien lorsqu’il parle en philosophe[1], et le point de vue historique ou évolutionniste. Les critiques qu’il adresse à la politique de l’évolution ne-nous paraissent pas aussi fondées. Nous le reconnaissons ; c’est avec raison qu’il blâme Spencer d’avoir paru, dans un passage paradoxal contre la charité mal entendue, conseiller l’abandon des faibles. Il est certain que la sélection sociale ne doit pas s’exercer exclusivement sur les qualités corporelles et que le développement esthétique et moral de l’homme doit être aussi cher au législateur que son développement physique. D’ailleurs le pouvoir n’a pas pour mission d’aggraver la concurrence vitale ; son rôle est au contraire d’étendre le plus possible la trêve sociale et la coalition pour la vie, qui est le lien le plus ferme des sociétés[2]. « La charité s’exerce en sens inverse de la sélection. » Disons mieux : c’est une sélection d’un genre nouveau, la sélection des mieux doués pour l’ordre moral. Mais, si la société doit de toute sa force protéger les faibles, est-ce parce que sa fin est, qu’on me permette l’expression, de produire de la vertu, de dégager les libertés pures, de manifester les noumènes ? Non ; s’il serait insensé en effet pour une société « de repousser dans le néant une intelligence supérieure, une âme d’élite, quelque génie » appelé à honorer sa patrie et son siècle, c’est que les génies sont des valeurs sociales de premier ordre, qu’ils aient ou non tous les organes en bon état. Je vais plus loin : les faibles de corps, les délaissés, les rêveurs et les impuissants, quelquefois nuisibles peut-

  1. Comparer les pages 186 et 248 du livre précité : Problèmes de morale sociale.
  2. Voyez ce beau passage, pages 197, 198.