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A. ESPINAS. — études sociologiques en france

mène et que les nations sont des êtres vivants qui n’ont sur leurs destinées qu’un empire restreint.

Mais quand une fois un organisme nouveau comprenant plusieurs nations s’est formé, et même pendant qu’il se forme, la fin de chacune d’elles se subordonne à la fin de l’agrégat qu’elles composent. Nous ne comprenons pas comment M. Spencer a pu dire que dans l’État les individus sont fins, comment en un mot il a pu tirer l’individualisme de sa philosophie sociale. Un certain socialisme théorique en est le fruit inévitable, M. Janet et M. Caro l’ont bien vu, et les distinctions un peu délicates à saisir de M. Fouillée ne peuvent masquer cette vérité[1]. On est très fondé à dire que, à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie des organismes, les éléments composants sort plus différenciés, partant plus individuels, mais il n’en est pas moins vrai qu’en même temps leur subordination devient de plus en plus étroite. Cette concession ne nous effraye pas, et voici pourquoi.

Parmi les droits de l’homme, il en est un que la doctrine spiritualiste du droit à priori nous a toujours paru impuissant à justifier : c’est le droit de propriété. Fonder en effet la propriété sur le travail, faire dériver uniquement l’appropriation d’une matière de l’activité déployée par un individu sur cette matière, c’est s’interdire de reconnaître le droit à la transmission. En vain, le droit à la donation est allégué pour fonder le droit au legs, ce n’est point la même chose, et l’on ne justifie point ainsi la transmission régulière assurée par la loi aux descendants, même en dehors de toute disposition testamentaire. C’est ce qu’un écrivain imbu de la doctrine spiritualiste avait très bien vu en 1850. « La propriété n’est qu’une extension de la personne dans ses œuvres, disait-il ; étant essentiellement personnelle, elle devrait en principe absolu être viagère et périr avec la personne. » (p. 27.) « La propriété soit immobilière, soit mobilière n’a pas d’autre titre de légitimité que le travail dont elle est le fruit. » De ce principe découle la suppression de l’hérédité, des biens comme de celle des titres. « Au moment où l’enfant sort du sein de sa mère, il n’a pu mériter ni aucun mal ni aucun bien. La propriété n’étant légitime qu’autant qu’elle est le fruit du travail, il est très juste que l’État prêt lève cet argent par faibles portions sur la fortune de ceux qui l’on-

  1. La science sociale, p. 175 et suivantes. La hiérarchie qui est ici établie entre es organismes (organismes où le tout existe pour les parties, organismes où le tout et les parties sont fins réciproques, organismes où les unités existent pour le tout} aboutit nécessairement à une subordination plus forte des unités au tout, à moins qu’on ne veuille faire de la série organique une suite de moments hégéliens, thèses, antithèses et synthèses. Ce passage nous parait contenir, si nous le comprenons bien, un jeu de concepts logiques qui appartiendrait à l’ancienne manière de M. Fouillee.