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ANALYSES. — L. OLLÉ-LAPRUNE. La morale d’Aristote.

bonheur est la fin de l’être intelligent, puisque c’est son bien. Mais quand est-ce que l’être vit bien, encore une fois, si ce n’est quand il vit selon sa nature vraie, ou quand il est parfait ? Or cela c’est le beau, et c’est la vertu. Le bonheur consiste donc à vivre selon la vertu, et selon la vertu la plus parfaite… Activité propre et essence, nature vraie et idéale, perfection et excellence, fin et bien, bonté et vertu, vie belle, bonne, et vie douce, heureuse, tous ces termes s’expliquent, s’éclairent les uns par les autres[1]. »

Au reste, M. Ollé-Laprune ne s’en tient pas à cette première inter « prétation. Pour approfondir la doctrine du bonheur, il l’envisage dans l’ensemble de la philosophie d’Aristote ; et il se trouve amené à chercher le lien de la vie contemplative et de la vie active, le rapport de la morale et de la politique, de l’individu et de la société. Les pages où il expose la pensée d’Aristote sur ce grand problème, la croix de tout penseur, sont à mon gré les plus fortes du livre. Je dois me borner à quelques indications.

Il y a dans l’homme deux principes d’action, le désir et la pensée, ὄρεξις et νοῦς. L’action qui naît du désir s’exerce au dehors, dans la société ; elle a besoin des biens extérieurs. Quand elle est réglée selon la raison, κατὰ λόγον, elle est bonne, σπουδαῖα ; quand, ainsi réglée, elle se tourne en habitude, elle forme ce qu’Aristote appelle la vertu morale, ἡ τοῦ ἤθους ἀρετή. Elle s’accompagne alors de plaisir, le plaisir de la vertu, mais elle garde toujours un arrière-goût amer. — L’action de la pensée est intérieure, immobile, simple ; elle se suffit et s’entretient d’elle-même. Elle est donc heureuse sans mélange de douleur. Aristote l’appelle ἡ θεωρία, la contemplation. Devenue habituelle, elle constitue la vertu intellectuelle suprême, la sagesse, σοφία. Le bonheur est donc dans la contemplation. — Or l’action de la contemplation, pure, séparée, est essentiellement l’acte et l’être de Dieu, ἐνέργεια θεοῦ. Les dieux n’ont pas les vertus morales ; ils n’habitent pas les villes, ils n’ont pas besoin d’amis, ils ignorent les passions ; ils n’agissent donc pas pratiquement, πράττειν. Et cependant ils ne dorment pas toujours comme Endymion. Ils vivent de la vie contemplative ; ils sont bienheureux. L’homme, au contraire, est un composé de pensée et de passion : ὀρεκτικὸς νοῦς ou ὄρεξις διανοητική. Donc il est voué à la vie active, enfermé dans la cité, condamné à connaître le mélange de la joie et de la douleur. Cependant il peut régler par la pensée son action pratique. Mais, partout où le principe divin se reflète, il apporte en quelque degré la perfection et la félicité. Donc la vertu morale tend au bonheur, elle y touche, elle réalise incessamment l’idéal irréalisable. Enfin, à certains moments, l’homme s’élève au-dessus de la condition humaine, il devient divin, il vit de la pensée et connaît le bonheur des êtres éternels. Cet instant

  1. P. 126. Toutes ces formules ou à peu près se retrouvent dans la Morale à Nicomaque ; reste à savoir si elles « s’éclairent », ainsi rapprochées. Il y a il est vrai, de la scolastique dans Aristote, mais il y a autre chose.