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d’éternité est la récompense et la fin de la vertu pratique. Ainsi la vie active puise sa vertu et sa joie aux sources de la vie méditative ; mais elle demeure la condition nécessaire de l’homme, avec ses exigences, avec ses limites, avec ses souffrances. L’homme de bien a besoin de la collaboration de la fortune ; il a besoin des autres hommes ; à certains moments, il doit sacrifier sa vie précisément pour qu’elle garde jusqu’au bout sa signification supérieure. Ainsi la destinée individuelle est bornée de toutes parts. En particulier, l’individu est subordonné à la société, comme la morale l’est à la politique, science maîtresse, architectonique dans la philosophie des choses humaines. L’individu n’est vraiment lui-même qu’au sein de la société, il n’est vertueux que s’il sacrifie ses fins aux fins communes. Mais, en même temps, l’État a la même fin que l’individu, ταὐτὸν τέλος ἐστιν ἑνὶ καὶ πόλει[1]. Il a donc pour fin immédiate la vertu, et pour fin suprême la pensée. « Si c’est bien parler que de faire consister le bonheur dans l’action vertueuse, alors la vie la meilleure tant pour la communauté politique que pour l’individu, ce sera la vie pratique. Mais il n’est pas nécessaire, comme le pensent quelques-uns, qu’une vie pratique implique quelque relation à autrui, ni que parmi les pensées celles-là seules soient considérées comme pratiques qui concernent les résultats de l’action. Mais les pensées pratiques, ce sont bien plutôt ces contemplations et ces pensées qui sont à elles-mêmes leur fin et qui ne sont qu’en vue d’elles-mêmes. Aussi ne faudrait-il pas déclarer inactive une cité qui demeurerait assise en elle-même, préférant vivre en repos. » (Aristote[2].) Cet État idéal serait une société d’esprits, une société d’amis, dirait Aristote, c’est-à-dire d’hommes vertueux et de sages. L’ordre politique est aussi absorbé dans l’ordre moral. Donc, si la politique donne des règles en vue de la sagesse, elle n’en donne pas à la sagesse. La sagesse philosophique est l’âme de l’État comme de la vie individuelle, Sur ce point comme sur d’autres, il semble que la pensée d’Aristote, après avoir gravité autour de celle de son maître, ait fini par la rejoindre. (Chap. IV et V, pp. 121-186).

Avec le VIe chapitre commence la 2e partie de l’ouvrage, la partie d’appréciation et de critique. Elle est d’un bien moindre intérêt, M. Ollé-Laprune se demande comment le système d’Aristote « peut être modifié, amélioré, si on veut le conserver. » Bien que consacrées chez nous par une sorte de tradition, j’ai de la peine à comprendre les questions de ce genre. Je ne vois pas bien le profit qu’on trouve, après avoir fait effort pour restituer une doctrine ancienne dans sa vérité intérieure, à la déformer pour l’adapter à la vérité d’une autre doctrine. Je soupçonne une sorte de contre-sens caché dans la tentative même

  1. Morale à Nicomaque, éd. Bekker, I, II, 8.
  2. Ce passage très remarquable, cité par M. Ollé-Laprune, est emprunté à la Politique (VI, iv, iii, 5 et 6, 1325 b.)