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ANALYSES. — L. OLLÉ-LAPRUNE. La morale d’Aristote.

qui juxtapose une étude historique et un essai dogmatique nécessairement incomplet. Le rapprochement des doctrines et des temps se fait de lui-même par l’interprétation, par la restitution du système : tout commentaire est une transposition. Mais le critique littéraire, pour commenter Shakespeare, se croira-t-il tenu de donner une suite à Hamlet ?

M. Ollé-Laprune aperçoit dans l’Éthique d’Aristote deux difficultés insolubles. « L’homme y est à lui-même sa loi et même sa fin ; « le bonheur y est tour à tour dépendant et indépendant des conditions extérieures. » Ces difficultés ne tiennent pas à la doctrine du bonheur, à l’eudémonisme d’Aristote ; elles ont leur origine dans sa théologie (Chap. VI, pp. 186-206).

L’eudémonisme d’Aristote est vrai. Il ne se confond pas avec l’utilitarisme vulgaire. Il est rationnel ; il élève l’idéal de l’homme au-dessus de sa nature actuelle, au-dessus même du temps. Il appelle et justifie le désintéressement. Il ne diffère pas au fond de la doctrine de la perfection de Leibnitz, ou de la doctrine du devoir de Kant (Chap. VII et VIII, p. 207-249).

Mais la théologie d’Aristote est incomplète. Elle met le divin dans l’homme et l’immortalité dans cette vie mortelle. Or la fin de l’homme reste en l’air, tant qu’elle n’est pas placée en dehors de l’homme, à savoir dans l’idée que Dieu a de l’homme. La loi de l’homme est sans autorité si elle n’a pas son principe au-dessus de l’homme, à savoir dans la volonté de Dieu. « C’est Dieu, mon auteur, qui me commande d’être vraiment homme. » Enfin la vertu est sans désintéressement, lorsqu’elle ne rayonne pas sur la vie future[1]. Donc, pour corriger la morale d’Aristote, il faut y verser certaines notions empruntées à une théologie plus haute. On obtient ainsi « le véritable eudémonisme rationnel et moral ». Cette morale, d’une vérité achevée, M. Ollé-Laprune croit la trouver entièrement épanouie dans la philosophie de saint Thomas (Chap. IX, p. 250-286).

Une citation achèvera de faire connaître la tendance de cette partie de l’ouvrage, tout en donnant l’impression vive du style de l’auteur : « La morale d’Aristote néglige trop les misères de l’homme… Mettez-y ce qui y manque, l’esprit de renoncement et de sacrifice, la lutte contre le mal, en soi et dans les autres, l’amoureuse et courageuse pitié pour les souffrances d’autrui, un sentiment vif de la rigueur du devoir, ce sérieux incomparable de la vie chrétienne pressenti par Platon, que sais-je encore ? une vertu plus austère, avec quelque chose de plus religieux : redemandez à Platon son mysticisme, empruntez aux stoïciens leur sévérité, avec te christianisme placez Dieu partout, au principe et au terme, recevez de Dieu la loi, la règle, aspirez à Dieu comme à la fin suprême, et dites que la vraie vie, la vie parfaite et bienheureuse, c’est celle qui est en Dieu ; ajoutez que l’existence présente

  1. P. 277.