Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/552

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
548
revue philosophique

n’en donne que le prélude ou l’avant-goût, et que le souverain bien, étant perfection et félicité, n’est pas de ce monde : quelles modifications n’apportez-vous pas alors à la doctrine morale d’Aristote ! Et néanmoins elle demeure en ce qu’elle a d’essentiel. Ces conceptions plus nettes, plus sévères ou plus élevées l’améliorent, elles ne la détruisent pas. Certaines difficultés disparaissent ; le système devient plus complet et plus harmonieux ; les belles formules du philosophe semblent prendre un sens plus riche et s’illuminer d’une plus éclatante lumière. »

II. Cette analyse est peut-être assez fidèle pour laisser paraître ce qui est le caractère propre de l’Essai de M. Ollé-Laprune, ce qui en est, au gré du lecteur, le mérité ou le défaut. La connaissance des textes, la dextérité à écrire, le sentiment vrai de ce qu’il y a de vénérable pour nous dans l’antiquité grecque, l’élévation de la pensée, toutes ces ressources si précieuses sont mises en œuvre par l’auteur dans un esprit qu’on peut appeler éclectique. Cet esprit fait sentir son influence dans le style aussi bien que dans la composition de l’ouvrage. Il répand la phrase et l’abandonne aux effusions persuasives du sentiment, il lui donne de la chaleur et de l’agrément, mais il disperse l’argumentation, il atténue l’opposition des idées dans l’élégance soutenue d’une langue parfois un peu précieuse[1]. Il met autour de la figure du vieux philosophe une lumière idéale où ses traits paraissent plus nobles, mais en perdant un peu de leur originalité. Il rapproche les doctrines les plus éloignées mais en les confondant il en efface les contours.

Laissant de côté les commentaires et les commentateurs, qu’on lise simplement la Morale à Nicomaque. L’’impression qu’on en rapporte, c’est, il me semble, le sentiment très frais de la jeunesse de cette dialectique si embarrassée et en même temps si subtile, de cette pensée impuissante encore à se dégager des mots et servie cependant par une phrase d’un art si savant. À ce point de vue, n’est-il pas plus intéressant de relever les tâtonnements et les naïvetés du vieux penseur que de raffermir ses arguments ? Il semble alors que sa physionomie devienne réelle et palpable : on met les doigts dans ses plaies. Ainsi je remarque qu’il ne rapproche pas tout de suite et ne tient pas unies dans sa pensée l’idée du plaisir, ἡδονή, et l’idée du bonheur, εὐδαιμονία. Au VIIe livre seulement, il se décide, avec quelque inquiétude encore, à entremêler la joie avec le bonheur ; et encore s’assure-t-il d’abord que μακάριος vient de χαίρειν[2] ! De même, il pense que la justice est

  1. On a pu en juger par les citations. Elles ne sont pas rares les phrases comme celle-ci : « L’exquis et incomparable plaisir qui accompagne la pratique laborieuse du devoir, le sacrifice et le dévouement, nous répond par avance du bel ordre à venir, et encourage l’heureuse espérance de la félicité. » (P. 277.) N’est-ce pas en quelque manière une infidélité que de commenter ainsi Aristote, dont la phrase est si serrée, si nerveuse, si étonnamment systématique ?
  2. Morale à Nicomaque, éd. Bekker, VII, xii, 2.