Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/553

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
549
ANALYSES. — L. OLLÉ-LAPRUNE. La morale d’Aristote.

appelée δίκαιον, parce qu’elle coupe les choses en deux, δίχα ; il conclut d’autre part qu’elle est un milieu, parce que le juge est un milieu, un médiateur entre les parties[1]. Il commente le mot de Solon : « On ne peut affirmer qu’un homme soit heureux tant qu’il vit encore, » en se demandant si donc il n’est heureux qu’après qu’il est mort ; et il examine comment le bonheur du mort peut être corrompu par les infortunes de ses descendants[2]. C’est une opinion de spirite puisée toute vive aux sources de la religion populaire. Il emprunte de même aux manuels du temps la définition de la vertu, « l’habitude conforme à la droite raison, » καὶ γὰρ νῦν πάντες ὅταν ὁρίζωνται τὴν ἀρετήν, προστιθέασι τὴν ἕξιν τὴν κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον[3] ; et la double définition du bonheur, l’une qui le place dans la prospérité, et l’autre dans la vertu, ὅθεν εἰς ταὐτὸ τάττου σινἔνιοι τὴν εὐτυ χίαντῇ εὐδαιμνία, ἕτεροι δὲ τὴν ἀρετὴν[4], Mais il a de la peine à systématiser ces idées. Il trouve le mot vertu employé dans deux sens différents, l’un, le sens moral, où le terme est pris absolument (par exemple, le bonheur est dans la vertu), l’autre, le sens physique, où il exprime une relation (la vertu de l’œil, la vertu du cheval). Il cherche d’abord à ramener la signification morale à la signification physique[5], suivant instinctivement la voie du naturalisme, où par moment il pressent que doit se trouver l’explication des choses morales. Mais il est ramené en arrière par la résistance de son système général dont l’orientation est toute différente, et il réduit enfin la vertu au bien en acceptant définitivement le sens moral : la vertu est l’habitude du bien[6]. Pour le bien, la pensée d’Aristote est plus difficile à saisir, car nous cherchons d’ordinaire à la voir à travers l’épaisse confusion que nous, les modernes, nous entre, tenons avec soin autour de ce mot. Je souhaiterais pour ma part que-au lieu de dire le bien et d’écrire le Bien, nous n’eussions à notre disposition, comme les Grecs, qu’un simple adjectif, les choses bonnes, τὸ ἀγαθόν. Il est probable que nous serions délivrés de ces systèmes incertains, la morale du bien, la morale de la perfection. Je sais bien que Platon avait déjà chez les Grecs transformé les adjectifs en substances. Mais sa pensée profonde remplissait d’un sens divin tous ces mots abstraits. Après lui, ils sont retombés inertes, et ses successeurs ont manié les abstractions platoniciennes comme des choses, vivant sans trouble sur le cadavre de la doctrine. Aristote lui-même subit encore l’influence du maitre, au moment où il s’en défend. On aperçoit les oscillations de sa pensée dans un très curieux passage, dirigé contre Platon, où il remarque que le bien s’entend en autant

  1. Morale à Nicomaque, V. vii, 8 et 9.
  2. Id., I, vii, 2 et 3.
  3. VI, xiii, 4.
  4. I, ix, 17.
  5. II, v.
  6. II, vi, 15. Voici la définition complète de la vertu : Ἔστιν ἄρα ἡ ἀρετὴ ἕξις προαιρετική, ἐν μεσότητι οὖσα τῇ πρὸς ἡμάς, ὡριστμένη λόγῳ καὶ ὡς ἂν ὁ φρόνιμος ὁρίσειεν.