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de sens différents que l’être. « Dans la catégorie de la substance, c’est Dieu et l’intelligence ; dans la catégorie de la qualité, ce sont les vertus ; dans celle de la quantité, la mesure ; dans celle de la relation, l’utile ; dans celle du temps, l’occasion ; dans celle du lieu, la position régulière, etc.[1]. » Or c’est, en général, dans les catégories de la quantité et de la qualité qu’il considère le bien, et, par là, il reste attaché à la réalité plus que nous né faisons nous-même, Il ne prendrait pas un terme de comparaison, la perfection, τὸ ἄριστον, pour l’essence de la vie morale, Le bien est toujours pour lui le bien de l’homme de bien. C’est moins le bien, τὸ ἀγαθόν, que le sujet moral, ὁ ἀγαθός, qui est l’objet de la science. Aussi les choses ne sont elles pas bonnes en elles-mêmes, mais par rapport à l’être qui en vit et qui en jouit. Et chacun vit à sa manière. Héraclite l’a fort bien dit : ὄνον σύρματ’ ἄν ἑλέσθαι μᾶλλον ἢ χρυσόν. Et Aristote ajoute judicieusement : ἥδιον γὰρ χρυσοῦ τροφὴ ὄνος. De là le caractère indéfinissable du bien : il est particulier ; ni l’art du législateur[2], ni la science du moraliste[3], ne peuvent le déterminer ; c’est à chacun de le connaître par une expérience intime, de l’atteindre par un effort propre ; c’est à chacun de découvrir et de réaliser sa vie morale. La vertu n’est pas une science ; et la politique ne se déduit pas de quelques principes abstraits. Pour y réussir, il faut créer à chaque instant aux événements mobiles un centre, une unité, déterminer un milieu. La vertu consiste dans ce milieu qui varie incessamment. Voilà le trait essentiel de la morale d’Aristote et même de sa philosophie, ce qui donne à son système un caractère général de subjectivité par où il contraste fortement avec l’idéalisme objectif de Platon, (ou, pour mieux dire, avec l’idéalisme platonicien ; car, pour Platon lui-même, l’ordre des Idées n’était-il pas encore symbolique ?). Cependant, si la réalité n’est jamais donnée tout entière à la pensée, si elle est relative et indéfinie, la pensée est à elle-même une autre réalité, la réalité absolue. Elle forme d’abord un monde à part, le monde de Dieu, fermé de toutes parts. Puis elle pénètre dans le monde inférieur, y portant la détermination et la mesure, non du dehors, mais intérieurement, comme un principe de subjectivité. C’est le sens de cette phrase d’une netteté parfaite : δόξειε δ’ ἂν καὶ εἶναι ἔκαστος τοῦτο[4], cela, l’entendement, est l’individu. Donc, si la source du bien n’est pas dans les choses, mais dans l’individu, elle n’est cependant pas au même titre dans tous les individus, mais dans celui dont l’individualité, je dirais la subjectivité est la plus complète, dont la pensée, après avoir dissous dans sa conscience l’opacité de la réalité matérielle, contemple les objets les plus divins, c’est-à-dire les plus semblables à elle-même, et s’achève presque en pure pensée, νόησις νοήσεως. Le bien « n’est pas quelque chose

  1. Liv. iv. 3.
  2. X, x.
  3. II, ii.
  4. X, vii, 9.