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naître que la liberté ne se démontre pas ; mais ils ajoutent que « le déterminisme ne se démontre pas davantage » : d’où il suit que la solution du problème se ramènerait à un simple choix entre deux thèses également incertaines, et ce choix serait lui-même un acte de libre arbitre, un acte de foi. — Par malheur, le déterminisme n’est point hypothétique au même degré que la croyance au libre arbitre. M. Secrétan, par exemple, qui a récemment traité cette question ici même[1], nous paraît se former du déterminisme une notion inexacte quand il y voit une simple supposition commode pour le savant, un simple postulat de la curiosité scientifique : « Quel que soit l’objet de notre étude, dit-il, nous devons la diriger comme si le phénomène en question était le résultat nécessaire de phénomènes antécédents… Nous devons donc nous laisser constamment diriger dans la science par la supposition du déterminisme universel. » — Mais, peut-on répondre, la nécessité des antécédents pour les conséquents est un principe essentiel à la pensée même : le principe de causalité. Croire qu’il peut y avoir des effets sans cause, ce n’est point aller seulement contre une « supposition » commode à la science, c’est violer la loi fondamentale de la pensée, c’est admettre qu’il y a changement dans les conséquences sans changement dans les principes, ou, en définitive, qu’il y a des conséquences sans principe. Le déterminisme est un autre nom de la logique appliquée, et la logique n’a rien d’hypothétique. Les lois ne sont pas seulement un « intérêt » ; elles sont une nécessité. Nous ne saurions donc admettre que l’alternative se pose entre un simple intérêt théorique et un intérêt pratique : elle se pose entre une nécessité de la pensée et un intérêt pratique plus ou moins bien entendu. Or toute nécessité a un caractère universel, tandis que l’intérêt est toujours plus ou moins particulier et humain. La situation où se trouve le philosophe, entre le déterminisme et le libre arbitre, est donc juste l’opposé de celle que M. Secrétan représente. À l’en croire, préférer l’intérêt de la science à celui de la pratique, ce serait faire de l’homme le centre du monde et prétendre que le monde est fait pour la pensée humaine ; les déterministes, dit-il, « trouvent au fond que l’histoire est faite pour l’historien et l’étoile pour l’astronome[2]. » C’est vous au contraire, peut-on répondre, qui admettez ce principe d’intérêt humain et qui faites tourner le monde autour de l’homme ; car vous croyez que la loi universelle qui rattache les effets à leurs causes, les conséquents aux antécédents, les conséquences aux principes,

  1. Revue philosophique, févr. 1882.
  2. id., p. 49.