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FOUILLÉE. — expédients en faveur du libre arbitre

cela même que nous croyons être libres, nous le sommes. Ce n’est pas seulement la conviction de notre liberté que nous avons, c’en est la réalité même que produit cette conviction. Un être intelligent, dès qu’il se croit libre, l’est en fait moralement et psychologiquement ; on est libre aussitôt qu’on pense l’être et dans la mesure où on croit l’être[1]. » — C’est là, selon nous, un dogmatisme inadmissible. Se croire libre, ce n’est pas l’être aussitôt ; mais c’est suspendre le cours fatal de la passion et rendre possible une résistance que, sans l’idée de cette possibilité même, nous n’aurions pas opposée à l’entrainement des mobiles. Encore une fois, l’idée de notre pouvoir sur nous-mêmes, de notre force, est elle-même une force : elle est une idée-force. L’auteur d’une thèse remarquable sur la Solidarité morale, où M. Secrétan a reconnu des doctrines avec lesquelles les siennes sont en grande conformité, a pareillement interprété la force attribuée par nous à l’idée de liberté, comme si nous pensions qu’il suffit de se supposer n’importe quel pouvoir, sans autre forme de procès, pour acquérir magiquement ce pouvoir, « Je dirai volontiers, à l’encontre de M. Fouillée, conclut M. Marion : Plus on se croit libre, moins on l’est. Le commencement de la sagesse est de se défier de soi. » — Mais il y a ici un complet malentendu. Autre chose est de se croire libre et de se croiser les bras, — ce qui en effet n’avance à rien ou presque à rien, — autre chose est de vouloir être libre et de faire effort pour le devenir. Le but de nos études sur la liberté et le déterminisme a été précisément de montrer que la liberté n’est pas un pouvoir magique ni une chose toute faite, mais une fin, une idée qui ne se réalise que progressivement et méthodiquement par le moyen d’un déterminisme régulier. Nous n’avons donc pas dit qu’on fût plus libre, sans autre condition, « à mesure qu’on croit plus l’être. » Malgré cela, un certain degré de croyance dans la possibilité de ce qu’on veut et dans celle même de vouloir est nécessaire pour vouloir ; aussi y a-t-il du vrai même dans la formule que M. Marion nous prête, pourvu qu’on la prenne dans un sens exact. L’ignorant, l’étourdi, l’enfant, le fou ne s’attribuent que la liberté d’indifférence ou de caprice ; mais précisément ils tendent à la réaliser dans la mesure même où ils la désirent et où ils la conçoivent. Il y a donc une certaine harmonie entre la liberté qu’on croit avoir et celle qu’on tend à acquérir sous l’influence de cette idée même. Plus on se croit libre d’une fausse liberté, moins on l’est de la vraie, voilà comment nous corrigerions la formule de M. Marion[2].

  1. Journal des savants, déc. 1881.
  2. Au reste on trouvera des réflexions absolument analogues à celles de