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TANNERY. — concept de l’infini

unité. Peut-être plus qu’un autre, Xénophane a donné en détail les formules de ses opinions, mais il n’est point prouvé qu’il les ait coordonnées dans une œuvre spéciale, dans un testament de sa pensée. Si d’ailleurs ceux surtout de ses vers où éclatait le plus la singularité de ses croyances se répandirent rapidement et jouirent d’une longue popularité, qu’attestent, outre les témoignages que nous avons vus, des vers d’Empédocle[1], Xénophane, en tant que penseur, resta isolé, Il ne forma pas plus de disciples qu’il n’avait eu de maîtres.

Au reste, il n’a rien d’un chef d’école. La dominante de son caractère ressemble beaucoup à ce qu’on appelle humour chez les modernes. Je l’ai qualifié plus haut de sceptique ; l’expression est inexacte en ce qu’elle implique un système réfléchi et conscient. Xénophane est bien plutôt un douteur et un railleur ; sa moquerie, tantôt acérée, tantôt enjouée, vise les antiques traditions et les vieilles coutumes, se retourne contre les dogmes nouveaux et les mœurs contemporaines ; finalement elle s’atteint elle-même. On dirait que, par sa voix, l’Ionie expirante renie les croyances de son héroïque jeunesse et exhale ses derniers souffles en cherchant, sans grand espoir, à dégager des contradictions du présent la formule des temps futurs.

Dans l’antique métropole que le désastre n’atteindra pas, qui y trouvera au contraire une occasion de gloire et de puissance, au sein d’Athènes, Solon, Pisistrate recueillent pieusement les chants homériques, et à côté d’eux tous ceux auxquels la tradition prête une antiquité reculée. Des vers attribués à Orphée, à Linus, à Musée, s’y fabriquent et y trouvent crédit. Epiménide, lequel d’ailleurs refait pour son compte la théogonie d’Hésiode, semble avoir donné le signal d’une rénovation religieuse qui constituera pour longtemps encore un des principaux éléments de vitalité de la cité de Minerve.

Sur les rives italiques, où Xénophane expatrié a trouvé un refuge, il voit Pythagore tenter à sa façon une réforme dans le même sens, il le voit mêler aux vieilles superstitions des rites nouveaux, unir des croyances barbares aux traditions hellènes.

Ici et là, combien de sujets pour la mordante ironie du Colophonien ! Elle n’y faillira pas, elle va viser Homère comme Hésiode, Epiménide comme Pythagore. Assez des vieilles légendes fabuleuses, des mythes vénérés ! plus de divination, mais aussi pas de métempsychose[2]. Ces attaques touchent au fond la religion populaire ; car, si l’on y sent une jalousie de poète qui veut sortir du cycle épuisé et prétend ouvrir à la Muse de nouveaux horizons, si l’on y reconnaît

  1. Fragmenta phil. græc., I, éd. Didot, v. 237-230.
  2. Xenophan. fr.  7, 18, 21. — Diog. Laert., I, 111. — Plut., Plac. phil., V, 1.