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aussi la protestation d’un vivace sentiment moral en face de contes indécents et grossiers, on. n’y peut dénier la répulsion qu’excitent chez le penseur les attributs anthropomorphiques des divinités idolâtrées. « Les dieux thraces ont les cheveux rouges et les yeux bleus ; les dieux éthiopiens sont noirs et camus ; si les bœufs ou les lions écrivaient, leurs dieux auraient la forme et les mœurs des bœufs et des lions[1]. »

Sur cette voie, Xénophane ne s’arrêtera pas à l’extérieur des légendes, il s’attaquera aux racines mêmes des croyances. « Dire que les dieux ont été engendrés, c’est dire qu’ils peuvent mourir, c’est dire qu’ils ne sont pas, c’est la plus grande impiété[2]. »

Nous voyons là surgir pour la première fois l’opposition de l’être et du devenir qui va pour longtemps défrayer la philosophie. Mais nous la voyons en même temps s’appuyer sur un principe déjà avoué par le premier physiologue : « Tout ce qui est né doit périr. »

Xénophane va-t-il opposer une formule personnelle aux antiques croyances ? Oui certes ; ce qu’il va dire au reste n’est pas de science certaine, ce n’est qu’une opinion ; quoi qu’on en dise[3], il n’y a pas de science pour l’homme, il n’y a que des opinions ; mais enfin, s’il y a un dieu, il doit être éternel ; d’ailleurs il n’y en peut avoir qu’un ; il n’y a qu’une puissance suprême qui gouverne toutes choses[4].

Cependant ce dieu unique, auquel, par un reste bien pardonnable d’anthropomorphisme, le poète de Colophon laisse les sens et la pensée de l’homme[5], est-ce bien en réalité un dieu nouveau qu’il chante et dont il serait le premier prophète ? Non ; car — tous les témoignages de l’antiquité sont d’accord là-dessus — ce dieu, c’est l’Univers lui-même. Platon a donc droit de dire[6] que cette doctrine est de fait antérieure à Xénophane. On ne peut en effet méconnaître le Ciel dont Anaximandre a déjà proclamé la vie ; c’est là le dieu qu’adopte le Colophonien, mais il le fait sien, d’une part en lui attribuant l’éternité dans le passé comme dans l’avenir, d’un autre côté en refusant de voir dans les apparences de la révolution diurne le signe principal de la vie de l’Univers. Il nie cette révolution et ne peut concevoir l’ensemble des choses que comme immobile[7].

  1. Clem. Alexandr., Strom., VII, p. 711, B. — Xenoph. fr. , 6.
  2. Aristot., Rhet., Il, 23, p. 447, C.
  3. Xenoph. français., 14. — Teichmüller voit ici une attaque contre le dogmatisme de Pythagore.
  4. Xenoph. fr. , 1, 3.
  5. Xenoph. fr. , 2.
  6. Sophist.. p. 249, D.
  7. Xenoph. français., 4.