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se mettre à ce point de vue, l’individu peut de son côté se mettre à un point de vue différent et être pessimiste pour son propre compte. Mais nous ne faisons que signaler ici cette difficulté, qui n’a pas une importance générale, car elle ne peut guère se présenter que dans quelques cas isolés, sauf à revenir plus tard sur le même sujet quand il s’agira de traiter un point particulier de morale, les rapports de l’individu et de la société.

Ce problème du pessimisme est donc celui-ci : La vie donnera-t-elle assez de bonheur à l’homme pour qu’il lui soit avantageux de vivre ? en d’autres termes, la somme des biens excède-t-elle la somme des maux ?

La réponse à cette question semblerait à première vue devoir se trouver dans la somme des réponses que donneraient les hommes interrogés sur le bonheur de leur vie, le bonheur et le malheur semblant se dérober à toute autre investigation qu’à celle de la conscience individuelle et se révéler à celle-ci au contraire d’une manière parfaitement sûre. Cependant la réponse ne peut être trouvée par cette voie, non seulement parce que l’interrogatoire universel auquel elle conduit est un fait impossible, mais encore et surtout parce que les réponses qu’on pourrait faire n’auraient pas une grande valeur. — Les illusions de la conscience personnelle, les illusions de la mémoire, les erreurs que l’on peut faire sur l’avenir, suffiraient pour empêcher le témoignage universel des hommes d’avoir une bien grande portée pour établir le bilan de leur vie individuelle, et il ne s’agit pas seulement de celle-ci ; il faut tenir compte aussi de l’évolution de notre race et savoir si l’avenir ne modifiera pas de telle sorte les données du problème que la réponse sera un jour le contraire de ce qu’elle serait aujourd’hui.

Le bonheur de l’homme dépend de deux grands facteurs : la nature de l’homme, la nature du milieu dans lequel il se trouve. Toutes les sciences qui s’occupent de l’une de ces deux choses, c’est à-dire toutes les sciences, ont donc leurs résultats à apporter pour la solution du problème ; encore faudrait-il une étude postérieure pour systématiser ces résultats, étudier les actions du milieu sur l’homme, directes et indirectes, les réactions de l’homme sur le milieu, directes ou indirectes également, etc., etc., pour déterminer avec précision les rapports de l’homme et de son milieu en tant que donnant la valeur de la vie. Un tel problème paraît être encore insoluble ; mais il est possible déjà, d’esquisser certaines réponses partielles ou provisoires ou d’écarter certaines solutions fausses.

Le danger, quand on s’occupe du pessimisme, c’est de se laisser entrainer par des considérations personnelles ; il faut l’éviter autant