Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/643

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
639
PAULHAN. — les conditions du bonheur

que possible, ce qui est difficile ; ce qui est plus difficile encore, c’est de montrer qu’on l’a réellement évité. Si un homme passablement heureux est pessimiste, on ne prend pas son système au sérieux, et l’on se moque de ces philosophes qui, gras et sans souci, viennent discourir sur les misères humaines. Si le pessimisme est détendu par un malheureux, on ne manque pas de voir dans ses infortunes personnelles la raison d’être de ses opinions, et on l’accuse de trouver le monde absolument mauvais, parce que lui il est malade ou a des chagrins. Il faut se résigner à subir l’une de ces deux interprétations, peut-être les deux à la fois, s’il y a doute. Il n’y a pas lieu de renoncer pour cela à spéculer sur le pessimisme, mais il se faut montrer prudent.

Les raisons que l’on doit faire valoir sont nécessairement d’ordre général ; il faut montrer non pas seulement qu’il y a des malheureux et qu’il yen a eu, mais qu’il doit fatalement en exister un grand nombre et naturellement les plus fortes raisons que l’on pourra donner seront celles qui reposeront sur les lois les plus générales de la nature du monde ou de la nature humaine. On en a donné, et de bien mauvaises : telles sont celles de la volonté comme principe du monde ou de la nature négative du plaisir et de la nature positive de la douleur. Il est évident qu’il faut autre chose que des affirmations métaphysiques ou des faits aussi contestables pour établir une thèse quelconque. Or, s’il s’agit d’établir que la vie humaine ne vaut pas la peine d’être vécue, que le bonheur est un leurre, et ne peut en général être atteint, comme une pareille théorie répugne aux sentiments de l’humanité, il faudra qu’elle soit solidement appuyée pour pouvoir triompher. Il n’entre pas dans mes intentions de défendre absolument le pessimisme ; je ne suis pas pessimiste, ni optimiste d’ailleurs, et n’ai aucune opinion générale sur cette question ; mais il me semble que certains faits viennent jusqu’à un certain point à l’appui de cette doctrine. Je me propose d’aborder ici deux questions, celle du progrès et celle de la morale dans leur rapport avec la théorie pessimiste.

II

Une des raisons qui font souvent rejeter le pessimisme est la croyance à un auteur du monde intelligent et souverainement bon. Que la justice doive régner sur la terre ou dans le ciel, que tout soit