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bien ou doive être bien un jour, voilà une idée dont on a quelque peine à se défaire alors même qu’on s’est affranchi de toute croyance religieuse. On a quelque peine à admettre que nous naissons sur la terre sans aucun droit au bonheur, sans aucun recours à exercer contre qui ce soit, en cas de déception. Quand nous sommes malheureux, il nous semble qu’on nous vole ce qui nous est dû, et nous ne sommes pas seulement tristes, ce qui est raisonnable, nous sommes indignés. Le pessimisme lui-même provient souvent de cette indignation. Un exemple curieux de cette disposition d’esprit nous est fourni par les poésies de Mme Ackermann, qui paraît avoir dépouillé toute croyance en Dieu et qui cependant se plaît à supposer l’existence de Dieu pour le maudire. On trouve chez elle à la fois l’incrédulité et une certaine croyance momentanée qu’on dirait née du désir d’épancher une indignation qui ne pouvait s’exercer contre les « lois aveugles et fatales » auxquelles Mme Ackermann pouvait croire réellement. — Ce fait montre un sentiment dérivé de cette soif de justice et de bonheur qui est en nous tous et de la croyance qu’elle devrait être satisfaite, et nous en fait voir la puissance. Chacun de nous peut d’ailleurs faire des observations de ce genre très fréquemment, sur soi-même, ou sur d’autres personnes. — La dernière forme de ce sentiment peut être trop entretenue par les philosophes matérialistes, positivistes et évolutionnistes, c’est la croyance au bonheur futur de l’humanité, « le troisième stade de l’illusion ». Certes, à y bien regarder, c’est peut-être une maigre consolation que de savoir, quand nous souffrons, que, dans quelques milliers d’années, l’humanité sera plus heureuse qu’elle ne l’est aujourd’hui ; cependant c’en est une, d’abord parce qu’on espère profiter un peu soi-même du progrès, ensuite parce qu’on se trouve relativement heureux en pensant à ceux qui nous ont précédé, enfin parce qu’on ne réfléchit pas toujours beaucoup et qu’il est devenu naturel, par suite d’association d’idées encore faciles à comprendre quoique très complexes, d’éprouver instinctivement quelque joie en songeant au progrès.

Je ne veux pas ici examiner le progrès ou, si l’on préfère, l’évolution en soi, mais rechercher seulement quels sont ses rapports avec l’état d’esprit heureux ou malheureux de l’homme. Certes l’évolution le développement, est une chose tout à fait incontestable. Le progrès industriel, intellectuel, économique ne peut guère être nié ; mais la question la plus importante, et c’est celle que l’on examine le moins est, jusqu’à quel point ce progrès profite au bonheur de l’humanité.

Il faut arriver à la fois à ces deux conclusions qui semblent s’exclure et