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PAULHAN. — les conditions du bonheur

qui cependant sont vraies toutes les deux, que l’évolution est nécessaire au bonheur de l’homme et qu’elle l’empêche d’être heureux.

Le bonheur, tout le monde en conviendra, consiste dans l’harmonie des tendances d’un être et de ses conditions d’existence, autrement dit dans l’adaptation d’un organisme à son milieu. Remarquons que cette adaptation ne doit pas être un état d’équilibre absolu, qui amènerait l’inconscience, et qui d’ailleurs n’est guère possible, mais un état changeant et présentant un rythme d’adaptation et de désadaptation. Si une tendance satisfaite ne se réveillait plus et si elle pouvait être entièrement satisfaite chez un être, il n’y aurait plus à s’occuper du bonheur ni du malheur de cet être, ce cas ne se présente pas du reste.

Voici ce qui a lieu en fait : Ou bien il ne se crée pas dans une espèce, ou chez un individu, de nouvelles tendances ; alors l’espèce ou l’individu peut parvenir tant bien que mal à satisfaire ses tendances actuelles ; ces tendances satisfaites s’adaptent pour un certain temps, puis se font sentir de nouveau sous forme de besoin et sont de nouveau satisfaites. — Les individus qui ne peuvent pas s’adapter disparaissent peu à peu ; les autres survivent et peuvent arriver à jouir d’un bonheur plus ou moins complet. Cet état paraît se réaliser pour certains animaux, pour quelques animaux domestiques, le chat par exemple, et aussi pour quelques hommes que l’on plaint généralement. Ce sont ceux qui ont su borner leurs désirs et leurs aspirations, et qui ont été incapables d’en concevoir vivement. Ils boivent quand ils ont soif, mangent quand ils ont faim, dorment à la fin du jour, ne rêvent guère, et ne s’inquiètent pas.

Mais ce ne sont pas eux qui peuvent « faire marcher l’humanité dans la voie du progrès ». Eux, ils ont atteint le but ; sans doute les progrès accomplis jusqu’à eux ne leur sont pas inutiles. Ils s’en accommodent, et ne désirent que vaguement une amélioration future — S’ils avaient vécu il y a dix siècles, ils se seraient accommodés de la vie de ce temps-là, comme ils s’accommodent de la nôtre, et n’auraient pas ressenti plus vivement la douleur de n’avoir ni chemins de fer m télégraphes, qu’ils ne ressentent aujourd’hui de tourment à l’idée de ne pouvoir monter dans des ballons dirigeables, ou de ne pas savoir au juste si la théorie atomique est préférable à toute autre en chimie. Il n’ont guère, à part peut-être quelques vagues aspirations facilement étouffées, que des besoins périodiques qu’ils satisfont périodiquement, et ont parfaitement le droit de dédaigner ceux qui, moins satisfaits qu’eux, cherchent le mieux et même le trouvent, le mieux des autres ne valant pas souvent leur bien à eux.

Ce désir du progrès, cette tendance vers le mieux par lequel