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l’homme se croit supérieur aux animaux, est peut-être au contraire ce qui fait, à un certain point de vue, qu’il leur est inférieur sous un certain rapport. À quoi se mesure en effet la perfection d’un être ? À la nature de ses rapports avec son milieu. Plus il est adapté, plus il est parfait. Or, chez certains animaux, l’adaptation paraît mieux effectuée que chez l’homme. Il est vrai que l’homme a, si Jon veut, une adaptation supérieure, en ce sens que l’on trouve chez lui, pour employer les termes d’H. Spencer, plus de relations internes correspondant à plus de relations externes ; mais il n’en est pas moins inférieur en ce sens que, chez l’animal — chez certains animaux au moins — les relations nécessaires, celles qui sont indiquées par la nature même de l’animal, sont peut-être plus complètement établies. — Voici un exemple : L’homme sait, par exemple, utiliser par l’industrie, divers produits naturels pour se faire des vêtements. Voilà un rapport avec le milieu, que l’animal ne possède pas ; est-ce une infériorité pour l’animal ? Non, puisqu’il n’a pas besoin de vêtements. Ni un animal ni un homme ne peuvent savoir par quels intermédiaires l’homme est descendu d’un singe. Est-ce un défaut chez animal ? Non, puisque la question n’existe même pas pour lui, — C’est au contraire un défaut chez l’homme, qui est obligé de se poser la question et qui ne peut y répondre avec certitude.

On répond à cela que ce qui fait la supériorité de l’homme, c’est précisément qu’il se pose de telles questions, et qu’il est beau de se poser les grandes questions que l’univers nous suggère, même quand on n’y peut répondre[1] ; que l’aspiration vers le mieux est le plus noble attribut de l’humanité. Je ne voudrais pas dire le contraire, mais il faut remarquer plusieurs choses. — Si ce qui fait la valeur de la vie est le bonheur et non la noblesse, idée toute subjective, comme l’école empirique ou associationniste doit logiquement le soutenir, il n’y a pas à s’occuper du plus ou moins de noblesse, à moins que le plus ou moins de noblesse ne soit un facteur essentiel du bonheur ou du malheur. On ne peut nier qu’il n’en soit ainsi dans une certaine mesure ; certainement on peut ne pas regretter d’être malheureux en pensant à la noblesse de l’homme, à sa grandeur en face des autres êtres et de la nature inanimée. Tout cela flatte l’amour-propre, et non seulement l’amour-propre, mais aussi tous les sentiments moraux que de longs siècles de vie sociale nous ont inculqués ; mais il faut faire attention précisément à cause de ces tendances morales que nous possédons, il faut prendre garde à ne pas laisser notre ju-

  1. D’autres ajouteraient que le plaisir est dans la recherche, non dans le fait d’avoir trouvé. Je reviendrai tout à l’heure sur ce point.