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PAULHAN. — les conditions du bonheur

gement se prononcer d’après des préjugés. Nous sommes portés à trouver que le bonheur de la recherche ou du sentiment de notre noblesse relative vaut mieux que la satisfaction des tendances que nous considérons comme inférieures et basses. Cela prouve tout simplement que ce bonheur vaut mieux pour nous ; mais ce serait tomber dans une erreur bien fréquente d’ailleurs que de conclure que cela vaut mieux ainsi. Les compagnons d’Ulysse changés en bêtes refusent de reprendre leur première forme, et ils ont raison, Ulysse les blâme ; il aurait raison si les hommes devenus animaux avaient gardé leurs sentiments d’homme ; il a tort, parce qu’il ne peut se mettre à leur place et envisager la situation comme des animaux qu’ils sont et non comme un homme qu’il est.

Au point de vue de la théorie du bonheur, il est sûr que la vie d’un animal heureux a plus de valeur que la vie d’un homme malheureux. L’homme, j’entends l’homme qui est en progrès, est supérieur à l’animal comme genre, le genre homme pouvant comprendre plus d’adaptations que le genre animal ; un homme peut être inférieur comme individu à tel ou tel animal, parce qu’il peut être moins près de la perfection dans son genre que l’animal ne l’est dans le sien. C’est ainsi qu’un bon vaudeville est supérieur à une mauvaise tragédie. D’une manière générale, un individu qui a atteint le terme de son évolution, qui ne progresse plus et qui cependant subsiste, a une supériorité sur celui qui est obligé de continuer sa marche en avant. C’est ainsi qu’un homme médiocre peut, à certains égards, être supérieur à un homme éminent.

Ainsi l’évolution peut être considérée comme nuisant d’une manière générale au bonheur d’une espèce ; elle est un signe d’imperfection. Mais, à un autre point de vue, elle est nécessaire pour amener le bonheur. Certaines tendances, une fois données, ne peuvent être satisfaites que par l’évolution, par le progrès de l’individu ou de l’espèce ; en ce cas, l’évolution, est utile puisqu’elle devient la condition du bonheur. Elle fait naître des besoins, ce qui est un mal ; elle tend à les satisfaire, ce qui est un bien. — Ce bien et ce mal se compensent-ils ? Prenons quelques faits dans la vie humaine, et examinons l’évolution de l’homme, après avoir parlé de l’évolution en général.

On comprend qu’il est impossible de dresser un compte exact des peines et des plaisirs dus à l’évolution. Toutefois le nombre des inconvénients est certainement beaucoup plus considérable qu’on n’est généralement porté à le, croire. Deux faits presque constants ont une grande importance à ce point de vue : 1o Un même besoin ne peut pas toujours se satisfaire de la même manière. 2o Pour satis-