Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/648

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
644
revue philosophique

faire un besoin, on le développe et on en crée d’autres. — Remarquons qu’il s’agit en général ici des besoins que nous considérons comme les plus élevés de la nature humaine. Les besoins matériels en effet se satisfont d’une manière plus uniforme. Nous nous contentons de respirer toujours le même air, et on parviendrait à se satisfaire d’une nourriture en somme peu variée. Les besoins supérieurs, même, chez les personnes dont l’évolution est terminée, peuvent être satisfaits sans grand changement ; les images d’Epinal et les romans populaires suffisent à calmer les instincts esthétiques de beaucoup de’nos contemporains ; un almanach apaise tous les ans leur soif de science ; des pratiques religieuses plus ou moins machinales ou de courtes rêveries leur rendent absolument superflue toute espèce de philosophie. Mais ceux qui sont le plus élevés dans l’évolution, ceux qui sont en progrès, comme on dit, quand seront-ils satisfaits ? Ils aspirent à la perfection, et, tout en sachant qu’ils ne l’atteindront jamais, ils la désireront toujours ; ils aspirent à la science, et, pouvant entrevoir vaguement une partie de ce qui leur manque et de ce qui manque aux plus instruits, ils comprennent que leurs besoins intellectuels, à eux qui font de l’étude leur principale occupation, seront toujours bien moins satisfaits que ceux de l’homme complètement ignorant, pour qui la plupart des questions scientifiques ne se posent pas et qui croit pouvoir répondre, avec son imagination, à celles qui lui viennent par hasard à l’esprit.

Si les nouveaux besoins que le progrès crée étaient toujours d’accord les uns avec les autres, il n’y aurait que demi-mal ; mais il n’en est pas ainsi. Les diverses tendances entrent souvent en lutte, ce qui est une cause continuelle de souffrance. L’évolution intellectuelle de l’homme, par exemple, paraît s’être faite en partie aux dépens de l’évolution physique. Les deux tendances commencent à se manifester avec force dans leur opposition. On réclame toujours plus d’instruction, et en même temps on se plaint toujours des travaux excessifs imposés à l’esprit. Et ce ne sont pas des esprits faibles et rétrogrades qui réclament contre l’abus du travail. H. Spencer, le philosophe de l’évolution, insiste fortement sur ce point dans son livre sur l’éducation, et l’on voit l’importance qu’il attache à l’éducation physique et à la santé du corps. Remarquez de même l’admiration que témoigne souvent M. Taine pour la vigueur du corps et la beauté physique. N’avons-nous pas tous éprouvé l’immense bien-être que donne une vie purement animale prolongée quelque temps ? et n’est-il pas à croire que ceux qui parviennent à dompter les instincts physiques se nuisent en définitive à eux-mêmes, quand on voit les maladies occasionnées par un travail intellectuel trop pro-