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PAULHAN. — les conditions du bonheur

qui serait seul au monde aurait des devoirs à remplir envers ses semblables ; l’homme qui se met entièrement à l’écart des autres, qui s’isole volontairement, qui ne veut plus rien accepter de la société et renonce à tous les avantages qu’il y pourrait trouver, celui-là peut être véritablement considéré comme étant seul au monde. Mais, un individu a-t-il le droit de s’isoler volontairement de la société ? Il l’a certes, si la société, comme on le dit avec raison, repose de plus en plus sur l’idée du contrat accepté implicitement par les membres. Remarquons d’ailleurs que tous les blâmes que l’on pourra porter contre un individu seront portés au nom du bien général ou de certaines idées et de certains sentiments d’amitié, etc. À quelqu’un qui objectera que le bien général le touche peu et qu’il a réussi à se débarrasser de toutes les idées et de tous les sentiments que l’on imagine, il n’y a rien à répondre. La société peut le blâmer en se plaçant à son point de vue égoïste, à elle, de s’être défait de ses sentiments, elle peut le rejeter à son tour hors d’elle, ce qui ne sert à rien dans le cas supposé, ou le supprimer dans son intérêt propre, ou lui faire subir après sa mort des traitements infamants, pour détourner les autres de suivre son exemple et fortifier ou multiplier chez eux les sentiments utiles ; mais, au point de vue abstrait, il n’y a aucun jugement moral d’aucune nature à porter sur le suicide, puisque les conditions qui donnent naissance à la moralité ou à l’universalité, je veux dire la vie sociale, sont détruites en ce cas.

Si d’ailleurs le pessimisme était parfaitement établi, s’il était prouvé que la vie est et restera mauvaise, il est clair que le suicide général serait la meilleure pratique possible et pour ainsi dire, le devoir, — l’homme arrêtant ainsi sa propre souffrance et celle des générations futures.


Fr. Paulhan.