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prêché par le Christ, puis proclamé de nos jours encore par Comte et Mill, est pour le moment un beau rêve chimérique s’il est exagéré de dire que la méchanceté est le fond de notre nature, du moins l’état social actuel nous empêche de songer à cet idéal. Et pourtant nous sommes capables d’admirer et d’aimer l’humanité, mais seulement dans ses héros qui sanctifient le troupeau ou le cachent à nos yeux. Telle est cette nature humaine que toute morale et doit étudier prendre pour base, sous-peine de rester à jamais impraticable comme celle de Kant.

Libre arbitre ou automatisme ? question difficile à résoudre et qui doit être ramenée à l’étude des faits psychologiques et physiologiques. L’homme n’est ni une volonté autonome, entité miraculeuse affirmée sans preuve par le spiritualisme à priori, ni une machine aveugle soumise au jeu des mouvements moléculaires, comme le pensent Huxley et les ultra-matérialistes. La science s’en tient à la théorie de S. Mill nos volitions sont conscientes, mais déterminées par notre caractère, qui est une résultante complexe de forces multiples l’idée de responsabilité, sinon celle de mérite absolu, ne perd rien de sa valeur, et il reste à l’homme une liberté pratique étendant chaque jour sa puissance sur la nature et sur lui-même.

La science naturelle qui nous montre l’homme comme un terme de la série animale exclut ainsi toute immortalité. Sorti d’ancêtres animaux et mortels, l’homme n’a pu, à aucun moment de son évolution, quelque brillante qu’elle ait été, devenir immortel. La croyance contraire n’est qu’une présomption orgueilleuse de « cette quintessence de cendres » ; elle n’est pas universelle, d’ailleurs, et n’apparaît que chez les Égyptiens, les Juifs, les Grecs, et dans les religions modernes. C’est une foi bien profonde cependant, et le spiritualisme indigné proteste au nom du cœur contre cette négation. Il y a sur ce point une discussion acharnée dont nous suivons la marche dans le livre de M. Graham, et ou la thèse et l’antithèse sont tour à tour victorieuses. Malgré tout, il faut bien reconnaître que l’immortalité personnelle, avec la persistance de la conscience et du souvenir, est impossible c’est une raison non pour nous désoler, mais pour nous attacher d’autant plus à la vie actuelle. Nous mourrons, et notre espèce elle-même mourra pour faire place à d’autres. Et pourtant une autre existence ou une autre série d’existences reste possible. Mais ce ne sera pas moi qui survivrai. Qu’importe si cet être nouveau éprouve le même sentiment d’individualité et de conscience de soi ? Ce peut-être moi à tous égards, au souvenir près. Et la mémoire n’est pas nécessaire au sentiment du moi pris en un instant donné ; elle lie le présent au passé, mais n’est nullement une condition du présent il nous arrive dans certains états anormaux d’avoir perdu tout souvenir sans avoir pour cela perdu la conscience du moi. Mais comment identifier, sans la mémoire, ce moi de l’autre vie avec le moi de celle-ci ? Nous ne pouvons le dire, pas plus que nous ne pouvons dire en quoi consistent la conscience et le moi lui-même, et pourquoi le sentiment que nous avons n’a pas été