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revendiquer ; Comte a voulu en faire une philosophie ; ce qui lui appartient en propre est ce qu’il y a de plus faible dans sa doctrine. Le positivisme exclut de la science la métaphysique et ses abstractions illusoires ; mais c’est une erreur de poser ainsi la question ; il reste dans la science une place pour le métaphysique qui pourrait bien n’être autre chose que la philosophie, Il suffit d’éliminer les vices de l’ontologie, d’aborder les problèmes métaphysiques, comme le fait Lewes, positiviste lui aussi ; autrement dit, il faut s’adresser à l’expérience. À cette question posée par Kant : Qu’est-ce qui rend l’expérience possible ? il faut répondre par la science, par l’expérience même psychologique et physiologique ; il faut démêler l’origine, le genèse empirique des notions à priori, sans chercher à expliquer l’essence même de la connaissance, Dans tous les cas, que la science positive résolve ou non tous ces problèmes philosophiques, elle suffit à l’industrie, à la morale, à la politique ; elle nous rend maîtres de la nature.

C’est ce qu’elle vient annoncer et promettre à l’humanité ; il n’y a pas d’autre révélation, pas d’autre salut pour nos âmes que la science seule peut délivrer et élever à la sérénité du sage ; connaître les lois de la nature et s’y soumettre, c’est la meilleure garantie de la liberté, la plus solide assurance contre le pessimisme. Nous pouvons et devons tout espérer de la puissance merveilleuse de la science, et, s’il reste encore des mécomptes et des tourments dans l’existence, c’est qu’ils tiennent à la vie même où le calme absolu n’apporterait d’ailleurs qu’un mortel ennui. Nous sommes nés à la fois pour la contemplation et pour l’action, mais pour l’action surtout, pour le combat avec la nature ou avec nos semblables, lutte salutaire et féconde, dont les épreuves pourront être adoucies, mais non pas supprimées. Sans doute il y a des maux irréductibles ; mais que peuvent ici la théologie et la philosophie ? Si la science est impuissante comme elles, du moins elle ne nous berce pas de promesses de miracles ; elle nous apprend à y voir des nécessités de la nature, à les prévenir et à nous y résigner d’avance : c’est là qu’est le véritable stoïcisme.

Mais que dire de cette fièvre de lutte toujours croissante, qui surmène et souvent désorganise ou paralyse nos forces nerveuses ? — Quand la lutte ne nous fortifie pas, elle ne fait que démontrer notre incapacité, elle ne la produit pas. La part du hasard diminue de jour en jour, et, quels que soient les défauts de ce régime, adouci d’ailleurs par la solidarité, c’est une loi absolue, et heureuse à tout prendre ; c’est le ressort de l’énergie et de la vertu, la condition du progrès. Ainsi s’opère, comme l’a montré Spencer, une sélection qui prépare des générations plus fortes et une race supérieure.

Eh quoi ! s’écrie le socialisme, est-ce là tout ce que nous offre la science contre les maladies sociales, contre le crime, le vice, le paupérisme, la prostitution, etc. ? Ne peut-elle donc rien contre ce système d’individualisme barbare, d’inégalités, de privilèges et de misère ? L’évangile de la science ne vaut pas celui du Christ : il ne s’adresse pas