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ANALYSES. — W. GRAHAM. The Creed of science.

aux pauvres ; que signifient pour ceux qui souffrent les deux remèdes qu’il propose, la sélection et la contrainte morale ? Non, le mal n’est pas dans la nature : il est dans l’organisation sociale, dans l’antagonisme entre le capital et le travail, dans le régime individualiste, pire encore que le régime féodal. C’est une crise passagère, une étape vers le but social, qui est le communisme. Les docteurs de la science, sans s’émouvoir, nous vantent les bienfaits à venir de la sélection et, de concert avec les économistes, prêchent la patience. Que diraient-ils si, avant de se résigner, les déshérités, qui ont le nombre pour eux, tentaient la chance d’une révolution violente ? Il ne s’agit pas ici d’un ordre naturel et inviolable, mais d’un ordre moral et social, qui dépend du consentement de tous et que la liberté, aidée d’une foi nouvelle, peut toujours réformer : le passé en est témoin. Nous n’avons qu’une vie à vivre, et le temps est venu de combattre pour la justice.

À cette théorie, séduisante à coup sûr, mais où il y a plus de passion que de sens pratique, voici ce que répond la science sociologique. Notre société est un organisme trop complexe pour qu’on y puisse rien changer brusquement, même la constitution économique ; les révolutions mêmes doivent être préparées de longue date, et le bouleversement de demain serait fatalement suivi d’un retour au système actuel, C’est la cause et non le signe du mal qu’il faut atteindre, et la cause est dans notre faiblesse ; c’est notre nature qu’il faut réformer, sinon, le régime socialiste lui-même verrait renaître le crime et la misère, outre qu’il engendrerait l’inertie et conduirait non pas au progrès, mais à la mort. La cité de Dieu ne sera réelle que le jour où elle existera dans le cœur de l’homme. Du reste, la science se borne à établir les faits et leurs conditions ; c’est à la morale d’en tirer la leçon pratique.

Ainsi s’opposent les deux systèmes ; ni l’un ni l’autre n’est pleinement satisfaisant. Le socialisme a facilement raison quand il dénonce les vices de la société moderne, mais le remède qu’il propose est impraticable et illusoire ; sur ce point, les conclusions de la science sont décisives. En revanche, la nature humaine peut être modifiée plus vite que ne le pensent les évolutionistes, du moins à certaines époques et dans certaines directions (exemples : le christianisme, le mahométisme, la Révolution française). La foi sociale qui anime notre siècle pourrait, en peu de temps et sans rien bouleverser, faire faire un grand pas au progrès de l’humanité. Ce qu’il nous faut en effet, ce n’est pas le socialisme, c’est l’individualisme, encore mal défini et mal organisé : il nous je faut dans toute sa rigueur, avec l’égalité stricte dans les conditions de la lutte, avec le marché du monde ouvert à tous et la récompense décernée au talent. Il n’y a pas d’autre justice ; nous ne pouvons rien contre les inégalités naturelles ; pour que tous travaillent, il faut que les meilleurs soient les plus rétribués ; le génie seul peut à la rigueur trouver son prix en lui-même. Et toutefois, dit M. Graham, nous sommes de cœur avec ces associations d’ouvriers qui, devenant capitalistes elles-mêmes, éliminent ainsi le capital individuel ; ces essais sont toujours