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quente. Avouons cependant que cette abondance même et cette richesse ne sont pas sans inconvénients, et qu’au point de vue philosophique l’idée ne perdrait rien à être condensée en formules plus brèves et plus concises,

Sans nous arrêter à des critiques de détail, nous essayerons de juger l’ensemble de l’ouvrage et les idées essentielles de M. Graham[1], Assurément, les trois parties du livre sont distinctes, ou, si les mêmes questions sont posées, c’est à des points de vue différents ; mais il y a malgré tout des redites nombreuses, et le plan général en souffre. Il y a des adversaires que M. Graham ne se lasse pas d’attaquer : c’est ainsi que la troisième partie, qui devrait présenter, ce nous semble, un ensemble de conclusions synthétiques, renferme une discussion complète du matérialisme, déjà plus d’une fois mis en cause, Il ne faut pourtant pas trop s’en étonner ; cela tient aux idées qui préoccupent, qui obsèdent l’auteur. Avec un grand nombre d’esprits de nos jours, il a été frappé du développement que prenaient certaines théories morales où religieuses, alarmé des périls dont elles semblent menacer l’avenir, et indigné de les voir défendues au nom de la science et par des savants autorisés ; optimiste clairvoyant et convaincu, il a entrepris de dégager la science de ces alliances dangereuses et de montrer qu’elle conduit à des conclusions plus rassurantes, Telle est l’idée directrice du livre, et c’est ce qui explique cette ardeur de polémique et cette violence d’expression que l’on est quelquefois surpris d’y rencontrer, Il est inutile d’ajoutés, quand on parle d’un penseur aussi libéral et aussi élevé, que cette conviction profonde et raisonnée est tout le contraire d’un parti pris. La discussion est toujours aussi large que possible : thèse et antithèes sont exposées tour à tour dans toute leur étendue et avec toute leur force. À ce point de vue, les chapitres sur le pessimisme, le socialisme et le matérialisme même sont de véritables modèles. Les conclusions sont-elles toujours aussi inattaquables que l’argumentation est sincère ? C’est ce qu’il reste à voir.

En ce qui concerne le socialisme, M. Graham nous paraît avoir pleinement raison, et c’est assurément une de ses thèses les plus fortes. Il est heureux encore contre le pessimisme, et pourtant il faut bien convenir que l’optimisme ne saurait être imposé par la logique, et que la confiance ou le désespoir en face de la vie restent des sentiments subjec-

  1. Il est pourtant certaines lacunes ou erreurs qu’il importe de relever. Par exemple, en protestant d’ailleurs avec raison contre une théorie excessive, M. Graham exagère lui-même le rôle et surtout la puissance miraculeuse des grands hommes ; leur action n’échappe pas aux lois sociologiques, et ces lois pour être encore mal déterminées, n’en sont pas moins du domaine de la science.

    D’autre part, M. Graham aime à citer ses compatriotes, et cela se comprend de reste ; mais n’y a-t-il pas quelque injustice à ne nommer que très rarement à côté d’eux, ou même à omettre tout à fait, les savants et les penseurs étrangers dont les découvertes et les théories ont une importance égale pour les progrès de la science et la direction des idées morales ?