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tations dans la conscience, plus elles seront obscures ; chaque représentation, qui doit entrer dans la conscience, a besoin d’un certain temps pour se mettre en équilibre avec les autres, etc. Et l’auteur effleure les calculs de la psychophysique, rendant justice aux recherches faites à ce sujet dans ces dernières années et engageant à apporter plus de soin encore à ces délicates analyses.

Que l’on se représente maintenant un homme dans une société, voulant prendre part à la conversation, et que l’on songe à tout ce qu’il devra avoir présent à l’esprit pour que nul des assistants ne soit blessé. Si ces représentations (faibles et obscures, nous l’avons vu tout à l’heure, à cause de leur somme prodigieuse), à peine entrées dans la conscience, agissent sur le jugement et la décision de cet homme, comme les représentations claires et conscientes, il aura du tact ; et plus il sera développé intellectuellement, plus s’abrégera le temps nécessaire pour cela. Lazarus cherche à rendre plus claire cette pensée extrêmement importante par des exemples tirés de Fiction et Vérité, de Sterne, de la Fausse maîtresse de Balzac. Comme le montrent ces exemples, la somme des contenus de représentations (Vorstellungsinhalte) qui par le processus de la condensation et de la substitution (Vertretung) peuvent être mises en coopération d’une manière inconsciente, défient pour ainsi dire toute limite. M. Lazarus ne doute pas un instant qu’on arrive à approcher de la mesure de ces grandeurs, ce qui éclairera d’un nouveau jour les processus plus élevés de l’esprit et surtout l’activité créatrice. Nous sommes forcé d’abréger toutes ces considérations, qui ne sont que préparatoires et d’où il résulte que le tact consiste en une application inconsciente et en une réalisation d’idées morales et esthétiques dans les rapports concrets de la vie. Ces idées sont comme des mesures et des poids ; mais de même que certaines gens ont, comme on dit, le compas dans l’œil, il en est de même ici pour l’homme de tact. Quand Homère (Odys., III, 26) représente Télémaque réfléchissant comment il abordera Nestor, sa pensée est celle-ci Tu diras maintes choses avec conscience et réflexion, maintes autres d’une manière inconsciente et involontaire, comme inspiration d’un démon. Car tout ce que nous ne voyons pas devenir, toute action éminente est conçue comme inspiration des dieux. C’est toujours encore le plus ou moins de conscience qui fournit à Lazarus sa division en tact naturel et tact fin.

Rappelons-nous que dans tous les domaines de la vie psychique les lois qui doivent la régir peuvent être en activité, sans qu’on s’en souvienne présentement. C’est ainsi que la plupart des hommes emploient, sans les connaître, les règles de la pensée logique qu’Aristote n’a nullement inventées. Même quand on les a reconnues, on n’en a pas conscience dans chaque processus subséquent elles doivent être de nouveau oubliées. Ainsi en est-il des règles de la grammaire et enfin des lois éthiques et esthétiques. La coopération du sentiment est seul un caractère distinctif de ces dernières.