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dence, ou plutôt la clarté et la distinction des idées, suffit toujours, même sans la véracité divine, à nous faire connaître sûrement les essences, et quand l’existence est jointe à l’essence soit en fait, comme dans le Cogito, soit logiquement, comme dans l’idée du parfait, il n’y a rien de plus à réclamer. Il en est autrement quand l’existence n’est pas comprise dans l’essence, et c’est ce qui arrive pour les choses extérieures. En un mot, si l’on peut parler ainsi, le genre de vérité que garantit la véracité divine, c’est-à-dire la réalité hors de nous, n’est pas le même que celui que nous garantit l’évidence, et qui que la vérité intelligible ou idéale : et c’est pourquoi il n’y a pas de cercle vicieux.

Rien de plus juste assurément que ce commentaire de la pensée cartésienne par M. Liard ; il nous semble pourtant qu’il y a là un point important qu’il a tort de laisser dans l’ombre. Ce n’est pas seulement la vérité ou la réalité des choses sensibles, des existences particulières, que dans le système de Descartes la véracité divine doit nous garantir ; c’est encore la vérité ou la réalité des essences ou des vérités éternelles, En effet, les vérités éternelles sont des créatures[1]  : « Je sais que Dieu est l’auteur de tontes choses, et que ces vérités sont quelque chose, et que par conséquent il en est l’auteur[2]. » Or la réalité de ces essences ou de ces créatures peut, tout aussi bien que celle des existences sensibles, être mise en doute ; elle l’a été ; il lui faut donc une garantie, et cette garantie est la véracité divine. « Les sceptiques, dit Descartes, n’auraient jamais douté des vérités géométriques s’ils eussent connu Dieu comme il faut[3]. »

M. Liard pourrait répondre qu’il a tenu compte de cette théorie lorsque, après avoir expliqué l’accord de nos jugements avec les choses extérieures, il parle de l’accord de nos jugements entre eux ; car ce sont bien des jugements qui portent, non pas sur une existence concrète hors de l’esprit, mais sur les rapports des essences entre elles, En un sens, il est vrai, on peut dire qu’il ne s’agit là que de l’accord de la pensée avec elle-même, car Descartes n’envisage jamais les essences comme des choses, des espèces indépendantes de toute pensée ; il prend soin de le dire à plusieurs reprises. Toutefois, c’est, croyons-nous, mai rendre sa pensée que de parler de l’accord de nos jugements avec eux-mêmes ; il faut plutôt dire l’accord de nos jugements avec les rapports qui unissent les essences dans la pensée absolue. Intérieures en ce sens que je ne puis les envisager que dans mon esprit, ces vérités me sont cependant extérieures en tant qu’elles s’imposent à moi ; ce sont de véritables objets. Les essences ne sont pas pour Descartes, comme pour Platon, des réalités indépendantes de toute pensée ; elles sont cependant autre chose que des représentations d’un

  1. Lettres, LXXI, t. IV, p. 303, édit. Garnier.
  2. Lettres, XLV, t. IV, p. 124, édit. Garnier. Voir, sur cette question, la remarquable thèse latine de M. E. Boutroux, De veritatibus æternis apud Cartesium, ch. V. Paris, G. Baillière, 1874.
  3. Lettres, LXII, t. IV, p. 275, édit. Garnier.